Jean-Claude Ameisen — 5 mai 2012 — France Inter

À la découverte du monde des abeilles (3) — Si différentes et par certains aspects si proches de nous

France Inter, émission   « Sur les épaules de Darwin »

Les battements du temps (31)
À la découverte du monde des abeilles

(3)   Si différentes et par certains aspects si proches de nous

Émission qui fut diffusée
sur France Inter
à Paris
le 5 Mai 2012
de 11:00 à 12:00 heures
 
 
 
Prise de son: Julien Chabasu
Programmation musicale: Thierry Dupin
par le professeur
Jean-Claude Ameisen,
Photo du professeur Jean-Claude Ameisen
médecin et chercheur,
France Inter, Paris
France

 
Réalisation
Fabrice Laigle

Sur les épaules de Darwin — Sur les épaules des géants

Se tenir sur les épaules des géants et voir plus loin, voir dans l’invisible, à travers l’espace et à travers le temps. 

Tenter de percevoir, de ressentir cette splendeur qui palpite au cœur du vivant, au plus près de l’émotion, de la perception, au plus près des battements du monde.  Une splendeur d’avant les mots, dont le langage nous aurait éloigné, et à laquelle nous ne cessons de tenter de revenir.  Un univers de formes, de mouvements, de lumières, de couleurs, de sons, de chants, de parfums, de sensations.  Un univers dans lequel nous découvrons des dialogues et des langages d’une autre nature que nos langages humains, mais tout aussi merveilleux, et tout aussi bouleversants.  Le langage des abeilles à miel, “Die Tanzsprache” dira von Frisch, quand il en découvrira la signification.  Le langage de la danse.  Le langage par la danse .

Je vous ai dit la semaine dernière, que les premières études de von Frisch ne concernaient pas la sophistication du langage dansant des abeilles.  Von Frisch avait commencé par explorer une question qui peut aujourd’hui nous paraître étrange : « Est-ce que les abeilles voient en noir et blanc ou en couleur ? » Durant les années 1920, l’idée prédominante était qu’elles ne voyaient pas les couleurs.  Et von Frisch trouvait surprenant que les magnifiques teintes des fleurs qui les attiraient et qu’elles pollinisaient, que ces magnifiques couleurs puissent leur être invisibles.  Comme pour toutes ces explorations scientifiques, von Frisch abordera cette question avec une très grande intelligence, une très grande rigueur, une très grande élégance et une très grande simplicité.  Et comme pour la plupart de ses autres explorations scientifiques, il travaillera en pleine campagne, en plein air.  Et il décrira ses découvertes et celles de ses collaborateurs avec une grande clarté dans son très beau livre Vie et Mœurs des Abeilles.

Les abeilles distinguent-elles les couleurs ?  Distinguent-elles le bleu du rouge ?  « Si le lecteur, lors d’un séjour à la campagne, s’installe en plein air pour déjeuner, et si son repas comprend du miel, écrit Karl von Frisch, il se peut que les abeilles attirées par l’arôme, viennent s’attabler à ses côtés.  Voilà l’occasion de faire une expérience toute simple, pour laquelle il n’a besoin que d’un morceau de papier rouge et de deux morceaux de papier bleu, tous trois de même grandeur, et d’un peu de patience. »

« Éloignons le récipient qui contient le miel, après en avoir déposé quelques gouttes sur l’un des papiers bleus.  Et nous plaçons alors ce papier bleu sur la table, poursuit von Frisch.  Il ne faudra pas longtemps pour que les abeilles qui sont là découvrent les gouttes de miel et se mettent à s’en délecter.  Elles remplissent leur jabot de miel, l’apportent à la ruche, le confient à leurs sœurs, et reviennent quelques minutes plus tard profiter de leur aubaine.  Laissons les abeilles aller et venir un moment.  Puis posons sur la table, à gauche et à droite du morceau de papier bleu qui y est déjà, l’autre morceau de papier bleu et le morceau de papier rouge.  En ayant soin de ne pas mettre de miel dessus.  Enlevons alors le papier bleu au centre, celui sur lequel nous avions déposé le miel.  Il ne reste plus sur la table qu’un papier bleu et un papier rouge, dépourvus de miel.  Les abeilles ne s’intéresseront pas le moins du monde au papier rouge, alors qu’elles ne cesseront de voltiger autour du papier bleu et de s’y poser, bien qu’il n’y ait rien dessus et qu’aucune odeur de miel ne s’en dégage.  Elles ont donc appris que le miel se trouvait d’habitude sur le papier bleu et elles distinguent donc le bleu du rouge. »  Von Frisch sait que cette expérience ne suffit pas à établir si les abeilles voient les couleurs.  Il sait que certaines personnes dans de très rares cas, soit depuis leur naissance, soit à la suite d’un accident vasculaire cérébral (AVC), ne distinguent pas les couleurs.  On dit qu’elles sont « achromatopsiques ».  Elles ne voient aucune couleur.  Elles voient le monde sous forme de différentes nuances de gris.  Et il sait que les personnes achromatopsiques peuvent distinguer des différences entre les couleurs à partir de différences d’intensités lumineuses qu’elles leur renvoient.  Elles distinguent les couleurs comme différentes nuances de gris.  Pour une personne achromatopsique, le bleu est vu comme un gris pâle, et le rouge est vu comme un gris très foncé, comme du noir.  Si on montre à une personne achromatopsique un papier d’un certain gris clair, et un papier de même texture mais de couleur bleue, elle confondra les deux papiers.  Et de même si on lui présente un papier d’un gris presque noir et papier de couleur rouge.

Von Frisch va donc reprendre avec les abeilles une série d’expériences complémentaires pour déterminer si elles distinguent réellement les couleurs.  Après avoir réalisé l’étape d’apprentissage des abeilles, un carré de papier bleu avec une goutte d’eau sucrée puis il retire ce carré bleu et dépose un autre carré bleu dépourvu d’eau sucrée.  Puis il dispose autour de ce carré bleu plusieurs carrés de papier allant du blanc au noir en passant par toutes les nuances de gris.  Et il répète les mélanges avec chaque fois un papier bleu et des papiers d’un gris différent, jusqu’à épuiser la quasi-totalité des nuances de gris.

Et les abeilles ne se posent chaque fois que sur les carrés de couleur bleue.  Ce qu’elles ont apparemment appris à reconnaître, c’est bien la couleur bleue et non une nuance particulière de gris.  Puis von Frisch refait l’expérience d’apprentissage, mais cette fois c’est sur un carré de papier rouge qu’il a d’abord déposé la goutte d’eau sucrée.  Les abeilles ont appris à rechercher le papier rouge.  Puis il dispose un papier rouge sans eau sucrée, au milieu de carrés de papiers allants du blanc au noir en passant par toutes les nuances de gris.  Et là, dit-il, et là une surprise nous attend.  Les abeilles qui ont appris à rechercher le papier rouge ne vont pas uniquement vers cette couleur, mais aussi vers le noir et le gris foncé.  L’abeille confond le rouge et le noir.  Pour elle le rouge n’est pas une couleur, mais bien l’équivalent d’un gris très foncé.  Et ainsi Karl von Frisch découvre, non seulement que les abeilles ont une vision des couleurs, mais que leur vision des couleurs n’est pas la même que la nôtre.  Elles ne voient pas la couleur rouge.  Mais, dit-il, l’œil de l’abeille est supérieur à l’œil de l’humain à un autre point de vue : il perçoit parfaitement les rayons lumineux ultraviolets qui nous sont invisibles.  Les couleurs émergent dans l’obscurité de notre cerveau.  Ce sont des sensations qui s’inventent en nous, à partir des influx nerveux que nous envoient notre rétine lorsque la lumière, lorsque des photons de lumière frappent notre rétine.  En 1666, Isaac Newton avait montré que la couleur blanche contient toutes les couleurs de l’arc-en-ciel qui nous sont visibles.  Il avait découvert que la lumière blanche pouvait, à l’aide d’un prisme, être décomposée en toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, et que toutes ces couleurs pouvaient, toujours en passant à travers un prisme, se fondre à nouveau en une lumière blanche.  Mais Newton n’avait aucune idée de la manière dont la lumière produit en nous une sensation de couleur.  Ou, pour reprendre ses mots, « par quel mécanisme, écrit Newton, par quel mécanisme, la lumière produit-elle dans nos esprits le phantasme des couleurs ? »

ici photo ?

« La vision des couleurs est un sujet qui a, durant des siècles, provoqué un intérêt passionné de la part des plus grands artistes, philosophes et scientifiques, écrit le neurologue Oliver Sacks, dans le cas du peintre qui ne voyait plus les couleurs. »

« Le premier traité qu’écrivit le jeune Spinoza, dit Sacks, le premier traité qu’écrivit le jeune Spinoza concernait l’arc-en-ciel, et la découverte la plus joyeuse du jeune Newton concernait la composition de la lumière blanche.  Le grand œuvre de Goethe sur la couleur débute, comme celui de Newton, avec un prisme.  Schopenhauer, Thomas Young, Hermann von Helmholtz et James Clerk Maxwell durant le XIXme siècle, ont tous été fascinés par le problème des couleurs.  Et la dernière œuvre de Ludwig Wittgenstein a été ses Remarques sur la couleur .  Et pourtant, poursuit Sacks, et pourtant, la plupart d’entre nous, la plupart du temps, nous négligeons ce grand mystère.  Par quel mécanisme, se demandait Newton, par quel mécanisme, la lumière produit-elle dans nos esprits le phantasme des couleurs ?  Notre rétine possède deux familles principales de cellules sensibles à la lumière.  Les cellules en forme de bâtonnets qui répondent en fonction de la quantité de photons qui frappent notre rétine, et nous permettent de faire apparaître, dans la pénombre de notre cerveau, l’intensité lumineuse, la luminosité des objets et de l’environnement qui nous entoure.  Et les cellules en forme de cônes qui répondent aux différentes longueurs d’onde de la lumière et nous permettent de faire apparaître, dans la pénombre de notre cerveau, toutes les couleurs de l’arc-en-ciel.  Les cellules en cônes de notre rétine, sont de trois types différents.  Chaque type de cellule possédant un pigment différent qui répond de manière optimale en se déformant à une longueur d’onde particulière de la lumière.  L’un des pigments répond de manière optimale aux grandes longueurs d’onde de la lumière qui font émerger en nous la sensation de couleur rouge.  Un autre pigment répond de manière optimale aux longueurs d’onde moyennes, qui font émerger en nous la sensation de couleur verte.  Le troisième répond de manière optimale aux longueurs d’onde courtes de la lumière, qui font émerger en nous la sensation de couleur bleue.

Mais chacun de ces trois pigments répond aussi, moins bien, à toute une gamme de longueur d’onde de la lumière qui se situe autour de la longueur d’onde optimale.  Et l’importance de la réponse d’un pigment dépend donc à la fois de la longueur d’onde de la lumière qui le frappe et de la quantité de lumière, de la quantité de photons qu’il reçoit.

Une faible lumière de longueur d’onde optimale activera autant une cellule en cône donné possédant l’un des trois pigments qu’une lumière très intense de longueur d’onde non-optimale.  Et ainsi, la longueur d’onde de la lumière reçue par une cellule en cône ne détermine pas à elle seule la couleur qui surgira dans notre cerveau.  Les sensations de couleur émergent d’une comparaison des influx nerveux transmis par les trois types de cellules en cônes, par les trois types de pigments.  Je vous avais dit que la rétine de la quasi-totalité des mammifères en dehors de nous et des primates non humains ne possèdent que deux pigments qui répondent aux longueurs d’onde de la lumière qui correspondent aux couleurs rouge et bleu.  Il leur manque le vert.  Mais la rétine des oiseaux, comme la rétine des reptiles et de nombreux poissons possèdent quatre pigments différents : trois comme nous, qui répondent aux longueurs d’onde correspondant au rouge, au vert et au bleu, et un quatrième pigment qui répond aux longueurs d’onde plus courtes de la lumière qui nous sont invisibles et qui correspondent aux rayons ultraviolets.  Et les oiseaux voient non seulement des couleurs à partir des rayons ultraviolets, mais aussi à partir de mélanges entre les ultraviolets et les longueurs d’onde de la lumière qui correspondent aux couleurs de l’arc-en-ciel.

Une autre réalité, un autre kaléidoscope de couleurs, dont nous connaissons aujourd’hui la richesse, mais dont nous ne pouvons que tenter d’imaginer les sensations qu’elle produit dans l’esprit des oiseaux.  Et il en est un peu de même pour les abeilles.  La rétine des yeux des abeilles, ces yeux aux milliers de petites facettes, la rétine des yeux des abeilles répond de manière optimale à trois longueurs d’onde de la lumière.  Comme l’avait découvert von Frisch, elle ne répond pas aux longueurs d’onde les plus longues et que nous percevons, et que perçoivent les oiseaux et qui font émerger la couleur rouge.  La rétine des abeilles répond aux ondes lumineuses qui font émerger le jaune et le bleu et elle répond aussi comme la rétine des oiseaux aux ondes ultracourtes de la lumière : les ultraviolets.

Rouge et bleu pour la quasi-totalité des mammifères; rouge, vert et bleu pour nous et les primates non humains; rouge, vert, bleu et ultraviolet pour les oiseaux, les reptiles et de nombreux poissons; et jaune, bleu et ultraviolet pour les abeilles.  Et ainsi, un même paysage se pare de couleurs différentes en fonction de celui qui regarde.  Ce que l’abeille éprouve en voyant les couleurs dit von Frisch, ce que l’abeille éprouve en voyant les couleurs, nous ne pouvons évidemment pas l’imaginer.  Nous ne connaissons déjà pas l’effet produit sur une autre personne, par une couleur qu’elle appelle du même nom que nous.  Car l’œil humain n’a jamais pu voir dans l’âme d’une autre personne.  Ce que nous appelons la couleur, la couleur d’une fleur, s’invente dans notre cerveau à partir des longueurs d’onde de lumières qui ne sont pas absorbées par cette fleur à partir de celles que les fleurs reflètent et renvoient vers nos yeux.  Quand nous disons qu’une fleur est rouge, c’est qu’elle absorbe toutes les longueurs d’onde de la lumière sauf celles qui feront émerger en nous la couleur rouge.  La couleur d’une fleur, c’est une sensation qui apparaît en nous à partir de ce que nous renvoie la fleur.  C’est à partir de ce qu’elle nous donne et non de ce qu’elle conserve.  C’est à partir de ce qu’elle nous donne que nous lui inventons, que nous lui attribuons des couleurs.

Parce que von Frisch est convaincu que « C’est, comme il le dit, que c’est aux abeilles et non à nous que s’adressent les parfums et les couleurs des fleurs », von Frish décide d’explorer les couleurs des fleurs du point de vue des abeilles.

Les abeilles ne distinguent pas la couleur rouge, dit-il.  Mais sous nos climats, la plupart des fleurs qui nous paraissent rouges, la bruyère, le rhododendron, le trèfle incarnat, le cyclamen, ne sont pas rouges au sens où nous l’entendons.  Mais plutôt pourpres, donnant à l’abeille une impression de bleu.  Les coquelicots, poursuit von Frisch, sont parmi les rares fleurs d’un rouge presque pur, qui pousse sous nos climats, et cependant, les abeilles y viennent avec assiduité.  C’est que nous ne voyons pas que leurs pétales renvoient non seulement les rayons rouges de la lumière, mais aussi les ultraviolets.  Pour nous, le coquelicot est de couleur rouge, pour les abeilles, il est de couleur ultraviolette.

Contrairement aux fleurs de nos pays, avait noté von Frisch, sous les tropiques il y a beaucoup de fleurs d’un véritable rouge écarlate.  Mais ajoutait-il, elles sont pollinisées, non pas par les abeilles, mais par de petits oiseaux, les colibris.  Je vous ai parlé dans une précédente émission, d’une étude publiée l’an dernier dans la revue Journal of Experimental Biology .  L’étude montrait que sous les tropiques, les fleurs rouges, visitées et pollinisées par les abeilles, et celles qui le sont par les colibris, se distinguent par la manière dont elle reflètent ou absorbent les rayons ultraviolets.  Les abeilles visitent les fleurs rouges qui reflètent les ultraviolets et les colibris visitent les fleurs rouges qui absorbent les ultraviolets.  Ces fleurs qui pour les abeilles sont simplement rouges, de ce rouge qui n’est pas pour les abeilles une couleur, mais seulement une nuance particulière de gris foncé.  L’étude indiquait aussi que sous les tropiques, les abeilles visitent les fleurs blanches qui absorbent les ultraviolets, alors que les colibris visitent les fleurs blanches qui reflètent les ultraviolets.  Pour nous, une fleur qui reflètent toutes les longueurs d’onde des couleurs de l’arc-en-ciel et qui reflètent aussi les ultraviolets est d’un même blanc qu’une fleur qui reflète toutes les couleurs de l’arc-en-ciel mais qui absorbe les ultraviolets.

Mais von Frisch avait essayé de voir les fleurs blanches du point de vue des abeilles.  Et il avait noté que les fleurs blanches qui absorbent les ultraviolets apparaissent aux abeilles moins blanches, plus colorées que les fleurs blanches qui reflètent les rayons ultraviolets.  Et ainsi, pour les abeilles, les pâquerettes, les fleurs blanches de pommier, les campanules blanches, les liserons blancs, les roses blanches, qui absorbent les ultraviolets à des degrés différents, pour les abeilles, ce ne sont pas des fleurs d’une même couleur blanche, mais des fleurs parées de différentes couleurs.

Et von Frisch remarque qu’il en est de même pour des fleurs qui nous semblent toutes colorées d’un même jaune.  Les fausses giroflées, les fleurs de navet, les fleurs de moutarde, mais elles ne reflètent pas les ultraviolets de la même façon et elles sont de couleurs différentes pour les abeilles.  Et il y a aussi la marque du nectaire.  Là où se trouve le nectar.  Cette marque colorée qui nous est parfois visible.  Comme l’anneau jaune au centre du myosotis bleu.  Et la marque jaune foncé au centre de la primevère jaune clair.  Ce nectaire qui entoure le lieu où se trouve le nectar est signalé non seulement par des couleurs, mais aussi, très souvent, par un parfum plus fort.  Et dans certaines fleurs, il est signalé aux abeilles par des couleurs qui nous sont invisibles.  Ainsi, note von Frisch, la fleur de la potentille rampante, est pour nous d’un jaune uniforme, mais les parties extérieures des pétales réfléchissent les ultraviolets, produisant pour les abeilles une couleur qui mélange le jaune et l’ultraviolet.  Et au centre, les pétales absorbent les ultraviolets, dessinant pour les abeilles un nectaire d’un jaune pur que nous ne pouvons distinguer de la couleur du reste des pétales.  Et ainsi, c’est d’autres yeux que les nôtres qu’attirent ces dessins, ces motifs et ces couleurs.

Les abeilles se souviennent des couleurs et des parfums.  Et von Frisch se demandera s’il existe dans les mécanismes de reconnaissance des abeilles une hiérarchie entre le souvenir de la couleur et le souvenir de l’odeur.  Il dépose de l’eau sucrée à l’intérieur d’une petite boîte de couleur bleue qu’il a parfumée au jasmin et qui a une petite ouverture par laquelle les abeilles doivent entrer pour pouvoir accéder à l’eau sucrée.  À côté de cette boîte, il a placé d’autres boîtes, ni bleues, ni parfumées, qui ne contiennent pas d’eau sucrée.  Une fois que les abeilles ont appris à trouver l’endroit où est cachée l’eau sucrée, la boîte bleue parfumée au jasmin, von Frisch retire la boîte qui contient l’eau sucrée et place au milieu des autres boîtes, une boîte bleue, mais non parfumée, et une boîte d’une autre couleur, parfumée au jasmin.  Aucune de ces boîte ne contient d’eau sucrée.  Dans quelle boîte vont entrer les abeilles ?  Elles se dirigent vers la boîte bleue, c’est la couleur qu’elles repèrent en premier, mais, ne sentant pas le parfum de jasmin, elles ne rentrent pas à l’intérieur de la boîte, elles se mettent à voleter et dès qu’elles ont repéré l’odeur de jasmin, elles entrent dans la boîte parfumée, bien qu’elle ne soit pas de couleur bleue.  La conclusion est donc que le premier indice de reconnaissance détecté de loin est fondé sur le souvenir de la couleur, mais que c’est le souvenir du parfum qui est ensuite l’indice déterminant.  Les abeilles détectent les odeurs par l’intermédiaire de leurs antennes, et ainsi, c’est leurs yeux qui leur permettent de repérer de loin la concordance aux souvenirs, mais c’est leurs antennes qui leur permettent de confirmer.

Von Frisch découvrira que l’abeille butineuse conserve non seulement un souvenir très précis de certains évènements passés qui ont retenu son attention, mais elle conserve aussi un souvenir très précis du temps qui s’est écoulé depuis ces évènements.  Elle a une mémoire du temps qui passe dont elle tient compte en permanence.  Elle possède, comme tous les animaux et toutes les plantes, une horloge biologique interne, une horloge circadienne qui bat avec une période de vingt-quatre heures et qui est remise à l’heure par la lumière, mais aussi par la température et certains effets de son environnement social.  Et l’abeille butineuse couple de manière étroite, sa mémoire visuelle et sa mémoire des parfums à son horloge interne.  Elle tient compte, dans la plupart de ses activités de son horloge interne, comme nous consultons notre montre.  Elle se souvient pendant plusieurs jours, de l’heure où la récolte est fructueuse.  Et elle peut apprendre à venir à la bonne heure à des endroits précis à trois périodes différentes de la même journée.  Elle consulte son horloge interne, elle a gardé en mémoire les heures propices et elle en garde le souvenir pendant plusieurs jours.  Plusieurs jours …  ce qui pour une abeille butineuse correspond véritablement à une mémoire à long terme, si on prend en compte leur brève durée de vie : environ un mois à deux mois.

ici une photo

Ce sont les battements de son horloge interne qui permettent à la butineuse d’associer le souvenir d’un évènement particulier au souvenir d’un lieu précis.  Au souvenir de la direction à suivre et de la distance à parcourir pour y parvenir à un moment précis de la journée.

Par exemple, elle se souviendra qu’il y aura de l’eau sucrée sur un carré de papier bleu, sur une table à l’orée d’une forêt, entre dix heures et onze heures du matin, à une distance de cinq minutes de vol si elle suit en sortant du nid ou de la ruche ou en partant de son lieu de récolte, une direction qui fait à cette heure là de la journée, un angle de trente degrés à droite par rapport à la position du soleil dans le ciel.  Quelques repères additionnel pourront éventuellement l’aider avant d’arriver au carré de papier bleu, elle se souviendra qu’il y aura, par exemple, à mi-chemin, une route sur la gauche et un peu après une forêt qu’il faut contourner par la droite.  Et je vous avais dit que c’est cette horloge interne qui permet aux éclaireuses et aux butineuses lors de leur danse frétillante, dans l’obscurité du nid ou de la ruche, d’indiquer à leurs sœurs, la direction du lieu de leur récolte.  D’indiquer l’angle de cette direction par rapport à la position du soleil dans le ciel.

L’angle que fait la direction de leur montée frétillante vers le haut du rayon de cire, l’angle que fait la direction de leur montée par rapport à la verticale indique l’angle de la direction à suivre par rapport à la position du soleil dans le ciel.  Mais la terre tourne sur elle-même, modifiant la position apparente du soleil dans le ciel, en moyenne d’un angle d’environ quinze degrés chaque heure et la danseuse tient compte de ce changement par rapport au moment où elle a fait sa découverte.  Nous pouvons nous-même, en regardant la position du soleil dans le ciel, en déduire deux catégories distinctes de renseignements.  Si nous disposons d’une information de nature spatiale, si nous connaissons la direction de l’Est, de l’Ouest, du Nord et du Sud, mais que nous ne savons pas quelle heure il est, nous pouvons déduire de la position du soleil, l’heure approximative de la journée.  Si le soleil est à l’Est, c’est le matin, s’il est au plus haut dans le ciel, c’est autour de midi, s’il est vers l’Ouest, c’est l’après-midi ou le soir.  Et les cadrans solaires ont été l’un des premiers outils permettant de raffiner cette utilisation de la position du soleil pour lire les heures de la journée.  Une autre manière dont nous pouvons utiliser la position du soleil est d’en déduire une information de nature spatiale.  Si nous disposons d’une information temporelle, c’est le matin, ou l’après-midi ou le soir, nous pouvons déduire à partir de la position du soleil, en fonction de l’heure, une information de nature spatiale, directionnelle.  Si notre montre indique que c’est le matin, alors la position du soleil dans le ciel nous indique la direction de l’Est et nous nous en déduisons la direction de l’Ouest, du Nord, du Sud.  Et nous pouvons alors suivre une direction dans laquelle nous désirons aller, vers le Nord-ouest, par exemple.  C’est-à-dire dans une direction qui fait un angle de quarante-cinq degrés à droite de la direction vers l’Ouest.  Et si nous continuons à consulter notre montre à intervalle régulier, tant que le soleil est visible, nous garderons la même direction en réorientant notre chemin à intervalles réguliers, en fonction des déplacements apparents du soleil dans le ciel.

C’est ainsi, semble-t-il, que les abeilles utilisent la position du soleil dans le ciel.  Elles ne l’utilisent pas comme une horloge, mais comme un compas, comme un repère spatial, et comme ce repère est mobile, et suit un trajet apparent régulier durant toute la journée, leur horloge interne leur permet de tenir compte en permanence de ce déplacement.  Mais comment celles que von Frisch appelle les petites astronomes peuvent-elles connaître les contingences géographiques et saisonnières du trajet apparent de leur soleil, dans leur ciel ?

La course apparente du soleil dans le ciel n’est pas tout à fait la même suivant les saisons, ni dans les deux hémisphères sud et nord.  Dans l’hémisphère sud, le soleil se déplace d’est en ouest dans la moitié nord du ciel.  Dans l’hémisphère nord, le soleil se déplace d’est en ouest dans la moitié sud du ciel.  Dans l’hémisphère sud, il se déplace d’est en ouest dans la moitié nord du ciel.  Et c’est lors de ses premiers vols d’orientation, lorsque la future butineuse sort pour la première fois de la ruche, habituellement lorsqu’elle a atteint l’âge de deux à trois semaines, c’est lors de ses premières journées d’exploration et de repérage des environs qu’elle inscrira dans sa mémoire, les déplacements précis du trajet apparent du soleil, qui sont caractéristiques de la région où elle est née, et de la saison, printemps, été ou début de l’automne, où elle a fait sa première sortie en plein air.

Et elle associera, elle calera, la dynamique particulière du trajet apparent du soleil, aux heures que bat son horloge interne, à sa mémoire du temps qui passe.  Et ainsi, l’abeille butineuse apprend à inscrire de manière définitive, l’espace qui l’entoure dans le temps, dans son temps intérieur.  Il y a deux semaines, une étude était publiée dans les Comptes-Rendus de l’Académie des Sciences des Etats-Unis par un groupe international de chercheurs néo-zélandais, israéliens et allemands.  La question posée par les chercheurs était la suivante : Est-ce qu’une anesthésie générale perturbe la mémoire du temps qui passe ?  Découverte au milieu du XIXme siècle, l’anesthésie générale a révolutionné la chirurgie, en permettant pour la première fois de supprimer la douleur en effaçant temporairement la conscience.  Et en permettant de réaliser des interventions chirurgicales jusque là impossibles parce que, sans anesthésie, les douleurs insupportables entraînaient la mort.

Une série de travaux a suggéré que l’anesthésie générale agit en induisant artificiellement des modifications du fonctionnement du cerveau pour partie semblables à celles qu’induisent le sommeil physiologique.  Mais il y a des différences, et notamment, souvent au réveil, une désorientation temporelle de la personne : Quel jour sommes-nous ?  Quelle heure est-il ?  Et souvent une sensation que le réveil survient juste après que la personne ait perdu conscience, contrairement au sommeil physiologique.  Il y a souvent une absence de sensation du temps qui s’est écoulé, entre l’endormissement et le réveil.  Puis la mémoire revient, progressivement.

Pour ces raisons il a été suggéré que l’anesthésie générale pourrait avoir comme effet de dérégler les battements des horloges biologiques internes.  Et c’est cette hypothèse qu’ont explorée les chercheurs.  Et ils ont décidé de l’explorer chez les abeilles à miel.

ici photo

Les médicaments qui provoquent chez nous une anesthésie générale ont un effet semblable dans l’ensemble du monde animal, traduisant la remarquable conservation au cours de l’évolution du vivant des mécanismes impliqués dans le contrôle des états de veille et de conscience.  Les médicaments qui nous endorment et nous coupent des sensations provenant du monde extérieur endorment aussi les souris, les oiseaux, les mouches du vinaigre et les abeilles.  Un autre phénomène hautement conservé durant l’évolution du vivant est la présence d’horloge biologique autonome battant le temps avec une période de vingt-quatre heures.

Et c’est en raison de l’importance que revêt dans les activités quotidiennes des abeilles butineuses, leurs mesures permanentes et leurs souvenirs du temps qui passe, que les chercheurs dont l’étude a été publiée il y a deux semaines dans les Comptes-Rendus de l’Académie des Sciences des Etats-Unis ont décidé de prendre Apis mellifera — L’abeille à miel — comme modèle pour explorer l’hypothèse, l’effet de l’anesthésie générale sur le fonctionnement des horloges biologiques internes.  Les chercheurs ont choisi le produit le plus utilisé dans le monde lors des interventions chirurgicales pour l’anesthésie générale par inhalation, l’isofurane.  Il ont exploré l’effet d’une anesthésie générale de six heures sur les comportements des butineuses en les comparant aux comportements d’autres butineuses qui n’avaient subi qu’une très courte anesthésie générale de trente minutes et à d’autres butineuses qui n’avaient subi aucune anesthésie.

Est-ce que l’anesthésie générale de six heures perturbe la mémoire temporelle des butineuses ?  Lorsque des butineuses ont appris à récolter dans un lieu particulier et qu’on les capture, on les transporte dans l’obscurité dans un autre lieu et qu’on les relache, elles repartent initialement d’un vol rapide et rectiligne dans la même direction que celle qu’elles empruntent d’habitude pour regagner leur ruche à partir de leur lieu de récolte.  Ce ne sont plus les repères terrestres qui les guident, les repères ont disparus puisqu’elles sont ailleurs.  Ce qui les guide, c’est le souvenir qu’elles conservent de la direction de la ruche par rapport au soleil.

Elles repartiront donc dans la direction qu’elles croient être celle de la ruche mais plus tard, ne trouvant pas la ruche, elles rechercheront des repères terrestres et s’aideront peut-être aussi de leur perception du champ magnétique terrestre et après bien des détours, elles finiront pour la plupart par regagner la ruche.  Mais revenons au moment initial où elles sont relâchées.  Elles repartent toutes d’un vol rapide dans la direction dont elles se souviennent, celle qui était la direction de leur ruche à partir de leur lieu de récolte.  Cette direction qu’elles empruntent traduit à l’état pur, en l’absence d’autres indices, leur capacité à s’orienter par rapport au soleil.  Et si un certain temps s’est écoulé depuis leur capture, elles déduiront la direction en recalculant l’angle par rapport à la position du soleil dans le ciel en tenant compte du déplacement apparent du soleil en fonction du temps pendant lequel on les a maintenues dans l’obscurité.

Les chercheurs ont capturé des butineuses sur un lieu de récolte sur lequel elles avaient l’habitude de venir butiner; ils les ont déplacées et les ont maintenues durant six heures dans l’obscurité.  Une partie des butineuses a subi une anesthésie générale pendant ces six heures, d’autres une anesthésie simplement d’une demi-heure, d’autres encore, aucune anesthésie.  Puis les chercheurs ont relâché les butineuses.  Ils ont réalisé cette expérience dans l’hémisphère nord et dans l’hémisphère sud.  Les butineuses qui avaient été anesthésiées pendant six heures avant d’être relâchées se sont envolées dans une direction initiale qui était décalée par rapport aux autres butineuses d’un angle compris entre 60 degrés et 90 degrés.  Ce qui correspond par rapport au trajet apparent du soleil à un décalage d’une durée comprise entre quatre et près de six heures.  Comme si les abeilles qui avaient été anesthésiées durant six heures n’avaient pas réalisé durant quatre à six heures que le temps s’était écoulé.  Comme si les battements de leur temps intérieur avait été suspendu.  La deuxieme expérience que les chercheurs ont réalisée concernait directement la mémoire du temps qui passe.  Ils ont appris à des butineuses de deux ruches différentes que de l’eau sucrée était présente entre neuf heures et dix heures du matin à un endroit précis.  Puis ils ont capturé les butineuses et leur ont fixé des étiquettes d’identification RFID par radio fréquence qui permet de suivre leur déplacement.  Puis ils ont fait subir aux butineuses, soit une anesthésie générale de six heures, soit de trente minutes seulement.  Les butineuses qui avaient subi une anesthésie de six heures venaient avec plus de trois heures de retard sur le lieu qui d’habitude contenait de l’eau sucrée.  Ce n’est qu’au bout de trois jours qu’elles récupéraient la notion du temps et arrivaient à la bonne heure.  D’autres expériences encore montrent que l’anesthésie générale de six heures entraîne un retard de plus de quatre heures sur d’autres activités des abeilles.  Et ainsi, suivant les comportements mesurés, une anesthésie générale d’une durée de six heures semble suspendre, chez les abeilles, la perception du temps qui passe pendant une durée qui varie entre plus de trois heures et six heures.

Mais est-ce seulement le temps qui est suspendu ?  Ou est-ce que ce sont les comportements qui sont retardés ?  Dit autrement : Est-ce que le temps continue à battre, mais l’abeille n’en tient plus compte ?  Ou est-ce que le temps a arrêté de battre ?  Je vous ai déjà parlé dans de précédentes émissions du principe de ces horloges internes.  Très schématiquement, chaque cellule fabrique une première molécule qui s’auto amplifie, sa quantité augmente mais elle favorise aussi la fabrication d’un répresseur qui va faire diminuer la première.  La première molécule augmente donc de plus en plus vite, passe par un maximum, puis diminue en raison de l’effet du répresseur, et finit par s’éteindre.  Mais la diminution progressive de la première molécule diminue en retour la fabrication du répresseur qui finit lui aussi par s’éteindre, au bout de vingt-quatre heures; permettant alors à la première molécule d’être à nouveau produite.  Et le nouveau cycle de vingt-quatre heures recommence.

Les chercheurs ont exploré le fonctionnement de l’horloge interne des abeilles qui bat les heures dans leurs cellules.

Et ils ont découvert que l’anesthésie générale figeait pendant quatre à cinq heures la fabrication dans les cellules du cerveau de deux des composants de leur horloge interne.  Et ainsi, chez les abeilles, une anesthésie générale de six heures suspend le temps pendant quelques heures en suspendant le battement de l’horloge interne.  En est-il de même pour nous ?  On ne le sait pas, et des études vont être entreprises.  Mais une chose a changé.  A l’époque des premières découvertes de von Frisch, on pensait que ce qui est vrai pour nous, ne pouvait être vrai pour les abeilles.  Aujourd’hui, on se demande si ce qu’on découvre chez les abeilles pourrait aussi être, pour partie au moins, vrai pour nous.

Cette parenté entre les êtres vivants qu’ont découverte Darwin et Wallace?  et qui nous fait redécouvrir que la petite abeille, comme chacun des êtres vivants qui nous entourent, est à la fois très différente de nous et de tous les autres, et par certains aspects, si proches.

La prochaine rencontre du centre d’étude du vivant : « Les battements du temps » aura lieu le mardi 15 mai à 19:00 heures et aura pour thème : L’homme réparé, espoirs et limites des neurosciences et de la médecine régénératrice.  Avec Hervé Chneiweiss et Monique David-Ménard.  Vous trouverez toutes les informations sur cette rencontre sur la page de l’émission, sur le site FranceInter.fr.

Cette émission a été réalisée par Fabrice Laigle, avec, à la prise de son, Julien Chabasu et Thierry Dupin à la programmation musicale.  Et merci à Hugo Combe qui a inscrit sur la page de l’émission les références aux livres et aux articles scientifiques dont je vous ai parlé aujourd’hui.  Bon week-end à tous.  A samedi prochain.

Émission qui fut diffusée
sur France Inter
à Paris
le 5 Mai 2012
de 11:00 à 12:00 heures
 
 
 
Prise de son: Julien Chabasu
Programmation musicale: Thierry Dupin
par le professeur
Jean-Claude Ameisen,
médecin et chercheur,
France Inter, Paris
France

 
Réalisation
Fabrice Laigle

Références complètes des livres, articles et passages musicaux — merci Hugo Combe —, ainsi que des commentaires sur la page France-Inter de cette émission.