Jean-Claude Ameisen — 28 avril 2012 — France Inter

À la découverte du monde des abeilles (2) — La démocratie des abeilles

France Inter, émission   « Sur les épaules de Darwin »

Les battements du temps (32)
À la découverte du monde des abeilles

(4)   Leur apprentissage : comment se fait-il ?

Émission qui fut diffusée
sur France Inter
à Paris
le 12 Mai 2012
de 11:00 à 12:00 heures
 
 
Prise de son: Claudine Lapersonne
Programmation musicale: Thierry Dupin
par le professeur
Jean-Claude Ameisen,
Photo du professeur Jean-Claude Ameisen
médecin et chercheur,
France Inter, Paris
France

 
Réalisation
Christophe Humbert

Sur les épaules de Darwin — Sur les épaules des géants

Se tenir sur les épaules des géants et voir plus loin, voir dans l’invisible, à travers l’espace et à travers le temps.  Tenter de percevoir, de ressentir cette splendeur qui palpite au cœur du vivant, au plus près des sensations, au plus près de l’émotion, au plus près des battements du monde.  Une splendeur d’avant les mots, dont d’innombrables éclats s’inscrivent jour après jour dans la mémoire des vivants qui nous entourent.

Je vous ai parlé, la semaine dernière, de la mémoire des abeilles.  Et de leurs étonnantes capacités d’apprentissage.  La butineuse apprend à associer le souvenir des couleurs et des parfums des fleurs au souvenir de la qualité du nectar et du pollen qu’elles contiennent.  Et elle conservera non seulement un souvenir très précis de certains des événements qu’elle a vécu, mais aussi un souvenir très précis du temps qui s’est écoulé depuis ces événements.  Elle a une mémoire du temps qui passe et en tient compte en permanence.  Elle possède une horloge biologique interne et, comme nous consultons notre montre, l’abeille butineuse règle ses activités à l’heure donnée par son horloge interne.  Ce sont les battements de son horloge interne qui lui permettent d’associer le souvenir d’un événement particulier au souvenir d’un endroit précis, au souvenir de la direction à suivre et de la distance à parcourir pour parvenir à cet endroit, à un moment précis de la journée.  Et je vous avais dit que c’est cette horloge interne qui permet aux éclaireuses et aux butineuses lors de leur danse frétillante dans l’obscurité du nid ou de la ruche d’indiquer à leurs sœurs, la direction du lieu de leur récolte.  L’angle que fait la direction de leur montée frétillante vers le haut du rayon de cire, l’angle que fait la direction de leur montée par rapport à la verticale indique l’angle de la direction à suivre par rapport à la position du soleil dans le ciel pour parvenir au lieu de la récolte.

Mais la terre tourne sur elle-même, modifiant la position apparente du soleil dans le ciel, en moyenne d’un angle d’environ quinze degrés chaque heure.  Et la danseuse tient compte de ce changement, par rapport au moment où elle a fait sa découverte.  Et c’est lors de ses premiers vols d’orientation, lorsque la future butineuse sort pour la première fois de la ruche, habituellement lorsqu’elle a atteint l’âge de deux à trois semaines.  C’est lors de ses premières journées d’exploration et de repérage des environs qu’elle inscrira dans sa mémoire les déplacements précis du trajet apparent du soleil, qui sont caractéristiques de la région où elle est née et de la saison : printemps, été ou début de l’automne où elle fait sa première sortie en plein air.  Et elle associera la dynamique particulière du trajet apparent du soleil aux heures que bat son horloge interne, à sa mémoire du temps qui passe.  Et ainsi, l’abeille butineuse inscrira de manière définitive, dans son temps intérieur, le trajet apparent de son soleil, dans son ciel.

Sur le lieu de ses récoltes, la butineuse apprend à associer le souvenir d’une couleur ou d’un parfum au souvenir de la qualité du nectar et du pollen des fleurs.  Mais elle apprend aussi à associer le souvenir d’un parfum au souvenir d’un danger rencontré dans une fleur où elle butinait, au souvenir de la présence d’un prédateur.  Et, de retour au nid ou à la ruche, elle interrompra la danse frétillante d’une autre butineuse dont l’odeur lui indique qu’elle est en train de recruter ses sœurs vers le lieu du danger.  Et ainsi, la collectivité apprend en permanence à choisir les récoltes qui lui permettront de constituer au mieux ses réserves de nourriture en intégrant les informations individuelles apportées par chaque éclaireuse et par chaque butineuse.

Apprendre à choisir sa nourriture en fonction de sa qualité et des dangers qu’il y a à la rechercher à un endroit donné.  Apprendre à choisir sa nourriture à partir de sa propre expérience et à partir de l’expérience des autres.  C’est une propriété qui a été mise en évidence et étudiée chez les primates non humains.  Mais chez les primates non humains, l’apprentissage ne se limite pas à associer les souvenirs des couleurs, des parfums, des moments particuliers de la journée et des lieus particuliers, de la qualité d’une nourriture et de la présence des prédateurs, l’apprentissage concerne aussi le souvenir de la toxicité éventuelle d’une nourriture qui semble par ailleurs d’excellente qualité.

Est-ce que les abeilles sont capables d’un tel apprentissage ?  Est-ce que les abeilles sont capables d’apprendre à distinguer un nectar dépourvu de substance toxique, d’un nectar de même qualité, mais qui contient des toxines.  C’est cette question qu’a posée un groupe de chercheurs anglais, américains et français.  Les résultats de leur étude ont été publiés à la fin de l’année 2010, dans la revue Current Biology.

Il y a des toxines dont les butineuses peuvent détecter la présence à leur goût.  Un goût de toxine dont la nocivité est probablement perçue de manière innée, instinctive.  Lorsqu’une telle toxine est présente dans du nectar, la butineuse n’ingère pas le nectar qu’elle vient de goûter.  Mais elle peut aussi apprendre à associer le souvenir d’un parfum particulier à la présence d’une toxine dont elle détecte le goût, et une fois qu’elle a appris, la butineuse évitera à l’avenir de goûter le nectar associé à ce parfum, que le nectar contienne ou non la toxine.

Mais il y a des toxines que la butineuse ne peut pas détecter par son goût.  Elles n’ont pour elles pas de goût détectable, et dans ces cas, la butineuse ingèrera le nectar et sera prise d’un malaise.  Lorsque le nectar qui contient une de ces toxines indétectables au goût a été associé par l’abeille à un parfum particulier, elle évitera à l’avenir de goûter et d’ingérer du nectar en présence de ce parfum, que le nectar contienne ou non la toxine.  Ce que la butineuse a appris, c’est une association entre un parfum et le malaise qu’elle a ressenti après l’ingestion du nectar.  Elle a appris que le nectar au goût habituel de nectar qui est associé à ce parfum l’a rendue malade.

Et l’étude indique que les circuits nerveux impliqués dans l’apprentissage de l’association entre le parfum et le mauvais goût du nectar, le goût de toxine et les circuits nerveux impliqués dans l’apprentissage entre le parfum et le déclenchement d’un malaise après ingestion d’un nectar contenant une toxine indétectable au goût.  L’étude indique que ces deux circuits nerveux sont différents et n’impliquent pas les mêmes neuromédiateurs, les mêmes molécules.  C’est la dopamine qui intervient dans l’apprentissage lié au goût avant l’ingestion, et la sérotonine qui intervient dans l’apprentissage lié au malaise après ingestion.  Et ainsi, en fonction des effets du nectar sur sa santé, la butineuse apprendra à l’éviter en associant ce qui provoque un malaise à un parfum particulier.

Elle apprend à choisir sa nourriture, non seulement en fonction de son goût et de sa qualité, mais aussi en fonction de l’expérience individuelle qu’elle a fait de la toxicité.

Bien que l’étude n’aborde pas cette question, on peut supposer que la butineuse ne fera pas de réclame auprès de ses sœurs pour un nectar qui l’a rendu malade et qu’elle a appris à éviter.  On peut supposer qu’elle ne dansera pas pour y recruter ses sœurs et que la collectivité tout entière bénéficiera donc de cet apprentissage individuel.  La butineuse pourrait-elle aller jusqu’à interrompre la danse d’une autre butineuse qui porterait ce même parfum, lui donnant de petits coups de tête, le signal stop — n’y allez pas, comme elle le fait pour signaler la présence d’un prédateur.  C’est une possibilité intéressante, mais aucune étude n’a encore à ce jour, à ma connaissance, exploré cette question.

Cette capacité à apprendre à choisir sa nourriture, et à faire bénéficier les autres membres du groupe de cet apprentissage n’est pas spécifique aux cultures humaines.  Ni aux cultures de nos plus proches parents non humains, les primates.  Elle a été identifiée chez d’autres mammifères et chez des oiseaux.  Et cette étude indique qu’elle est aussi présente chez les abeilles.

Apprendre, et apprendre des autres, est une deuxième nature chez les êtres humains, et nous le faisons plus spontanément et plus précisément qu’aucun animal, dit l’éthologue et primatologue Frans de Waal, dans un beau livre intitulé Le singe et le maître de sushi.  Peut-être que les primates non humains suivent les modèles de l’apprenti du « maître de sushi », comme l’a suggéré la primatologue Tetsuro Matsuzawa.  « L’éducation de l’apprenti ne semble faite que d’observation passive », poursuit de Waal, « le jeune homme lave la vaisselle, nettoie le sol, salue les clients, prépare les ingrédients des plats, et pendant tout ce temps, il suit, sans jamais poser une question tout ce que les maîtres de sushi sont en train de faire.  Durant trois ans, ils les observent, sans être autorisé à préparer le moindre sushi : un cas d’extrême exposition, sans aucune pratique.  Il attend le jour où il sera enfin invité à préparer son premier sushi, et il le fera alors avec une grande dextérité ».

Que cette histoire concernant l’éducation des maîtres de sushi soit véridique ou non, Matsuzawa souligne que l’observation d’un modèle adroit et expérimenté implante dans l’esprit des séquences d’actions qui pourront être exécutées parfois beaucoup plus tard par l’observateur quand il s’agira de réaliser les mêmes gestes.  « Observer les autres », poursuit Frans de Waal, « observer les autres est l’une des activités favorites des jeunes primates ».  Imaginez que le proverbe il faut tout un village pour élever un enfant s’applique aussi aux babouins, aux éléphants et aux dauphins.  Alors, une vision entièrement différente de la vie sociale des animaux apparaît.

Mais il y a d’autres formes d’apprentissage encore qui ne nécessite pas d’observer les autres.  On pense habituellement qu’un apprentissage social résulte obligatoirement d’une imitation, d’une appropriation par la copie du comportement d’un autre.  Pourtant, un comportement nouveau peut aussi être appris et transmis socialement sans qu’il soit nécessaire d’avoir vu un autre l’accomplir.  Mais simplement en déduisant ce comportement à partir de l’observation des effets, des changements qu’il a provoqués dans l’environnement.  À partir de cette observation, l’élève réalisera les mêmes gestes qu’un autre, sans avoir vu l’autre les réaliser.

L’une des premières études les plus célèbres qui ait posé la question de l’existence possible de cette forme particulière d’apprentissage social, dans le monde animal, a été publiée, il y a plus d’un demi-siècle, en 1949 par James Fisher et Robert Hinde dans la revue British Birds.  Fisher et Hinde s’intéressaient à un phénomène qui avait été observé à travers toute la Grande-Bretagne.  Un phénomène nouveau, spectaculaire, et considéré par beaucoup comme très gênant.

À partir des années 1920, le lait commence à être vendu dans des bouteilles scellées par des capsules en carton ou en métal et chaque matin, au lever du jour, les bouteilles de lait sont distribuées par le laitier devant la porte des maisons de tous les habitants qui se sont abonnés à ce mode d’achat du lait.  Mais de plus en plus souvent, quand les personnes se lèvent pour aller prendre leur bouteille de lait devant leur porte, elles s’aperçoivent que les capsules sont déchirées, que le lait est déjà entamé et qu’en particulier, la couche de crème à la surface a disparu.  Cette couche de crème utilisée par beaucoup d’entre elles, pour ajouter à leur thé, le très fameux nuage de lait.  Des voleurs furent pris sur le fait.  La première trace écrite d’une identification de ces voleurs du petit matin date de 1921.  Dans le village de Swaythling, dans les collines qui surplombent la mer, près du port de Southampton, au sud de l’Angleterre.  Les voleurs de lait étaient des oiseaux, des mésanges.  Des mésanges charbonnières, et des mésanges bleues, ces mésanges multicolores avec leur couvre-chef bleu, leur plastron de plumes jaunes, leurs faces blanches et masques noirs sur les yeux.  En une vingtaine d’années, le vol de lait au petit matin s’était propagé à travers toute l’Angleterre et dans une grande partie du Pays de Galles, de l’Ecosse et de l’Irlande.

En mars 1950, la revue Nature rend compte de la publication de Fisher et Hinde et résume les différentes techniques de vol qu’ils ont décrites dans leur étude.

Les bouteilles de lait sont habituellement attaquées quelques minutes après que le laitier les ait déposées sur le pas de la porte.  Mais certains rapports signalent que des groupes de mésanges suivent à distance la tournée du laitier, et qu’au moment où le laitier va déposer quelques bouteilles sur le perron des maisons, les mésanges se précipitent sur le chariot pour ouvrir toutes les bouteilles.  Les méthodes utilisées par les mésanges pour ouvrir les bouteilles varient, poursuit le commentaire.  Habituellement l’oiseau fait d’abord plusieurs trous dans la capsule en la martelant de coups de bec.  Puis retire le reste de la capsule de métal par fines lamelles.  Parfois il retire toute la capsule.  Et parfois, il ne fait qu’un petit trou.  Les registres indiquent qu’un même individu peut utiliser plus d’une méthode.  Les bouteilles contenant du lait à différentes teneurs en gras, sont distinguées par des capsules de couleurs différentes.  Pas moins de dix-huit personnes à qui étaient livrés différents types de laits ont rapporté que les mésanges n’attaquaient que les bouteilles portant une certaine couleur de capsule.  Et les observations ultérieures confirmeront que c’est la crème que recherchent les mésanges.  Elles ont une nette prédilection pour les bouteilles dont les capsules signalent la présence de lait non écrémé.

La propagation de ce comportement des mésanges à travers tout le pays pose des problèmes intéressants, note la revue Nature.  Dans quelle mesure les oiseaux ont-ils appris ce comportement les uns des autres ?  Et dans quelle mesure l’ont-ils inventé de manière individuelle ?  Et si la plupart l’ont appris à partir des autres, de quelle manière l’ont-ils appris ?

Les mésanges sont des oiseaux qui ne migrent pas à l’automne.  Elles passent l’hiver sur leur territoire et le rayon de déplacement n’excède pas une dizaine de kilomètres.  Pour ces raisons Fisher et Hinde proposent que la progression et l’étendue de ce phénomène en Grande-Bretagne, pourrait procéder en deux temps, à différents endroits.  D’une part, à plusieurs dizaines d’endroits différents, à différentes périodes, une découverte indépendante de cette nouvelle technique d’effraction par quelques inventeurs ou aventuriers qui ont réalisé soudain que déchirer la capsule avec leur bec leur donne accès à un trésor caché.  Et d’autre part, une transmission sociale rapide de ce comportement de proche en proche dans les populations locales de mésanges, sur chacun de ces territoires, puis d’un territoire à un autre.  Trois ans plus tard, en 1952, les deux chercheurs publient une étude complémentaire, indiquant que l’invention de ces comportements et leur adoption par le reste de la population, ne sont pas dus à un talent particulier des mésanges de Grande-Bretagne.  Leur étude révèle en effet, l’existence et la propagation du même phénomène en Suède, au Danemark et en Hollande.

Fisher et Hinde émettront l’hypothèse que la transmission sociale de ce comportement chez les mésanges résulte d’une observation et d’une imitation d’un voleur en train d’ouvrir une bouteille et de boire la crème.  Mais il n’exclut pas la possibilité que ce comportement ait pu se transmettre par la simple découverte par des mésanges encore naïves de bouteilles déjà ouvertes par des voleurs, après que le voleur se soit enfui.  Découvrir la trace de l’effraction, puis découvrir que sous la capsule déchirée il y a un trésor, pourrait suffire à apprendre qu’il suffit de déchirer la capsule pour découvrir dans chaque bouteille de lait fermée le même trésor.  Ce mode de transmission de comportement fondé sur une forme de déduction a beaucoup plus de probabilité de se répandre rapidement qu’une transmission fondée sur l’observation et l’imitation.  En effet, les bouteilles déjà ouvertes par un voleur sont relativement nombreuses.  Et donc la probabilité pour une mésange, d’en découvrir au petit matin, est importante.  En revanche, la probabilité de voir le voleur au moment même où il accomplit son forfait sera beaucoup plus faible.  Mais les mésanges sont-elles ou non capables d’apprendre à ouvrir les bouteilles de lait par simple déduction, en découvrant des bouteilles déjà ouvertes par d’autres mésanges ?  L’étude de Fisher et Hinde ne permettait pas de répondre.  Et les deux chercheurs concluent en disant que la réponse à cette question ne pourra être obtenue que par la réalisation d’expériences minutieusement contrôlées.

Trente-cinq ans vont s’écouler et en 1984, une réponse apparaît.  Une étude publiée dans la revue Animal Behavior par deux chercheurs canadiens, David Sherry et Bennett Galef.  Le titre de leur article est « Un exemple de transmission culturelle en l’absence d’imitation : l’ouverture des bouteilles de lait par des oiseaux ».  Sherry et Galef ont soigneusement exploré le mécanisme de transmission du comportement d’ouverture des bouteilles de lait chez de petits oiseaux d’Amérique du Nord qu’ils avaient capturés à l’âge adulte : des mésanges à tête noire.  Ils ont observé que lorsqu’ils mettent des mésanges à tête noire qu’ils ont capturées en présence d’une bouteille de lait fermée par une capsule, un quart des oiseaux ouvre spontanément la bouteille.  Sont-ils des inventeurs ?  Des explorateurs ?  Ou ce savoir leur a-t-il été transmis par d’autres oiseaux avant leur capture ?  L’étude ne permet pas de le dire.  Mais Sherry et Galef continuent l’expérience avec les deux tiers de mésanges qui n’essaient pas d’ouvrir les capsules lorsqu’elles sont en présence d’une bouteille de lait.  Et ils constatent que les mésanges peuvent apprendre rapidement à déchirer les capsules et à voler le lait, soit lorsqu’on leur donne la possibilité d’observer un voleur en train de voler, soit tout simplement, lorsqu’on les met en présence d’une bouteille déjà ouverte.  Et ces deux modalités d’apprentissage sont aussi rapides et aussi efficaces l’une que l’autre.

Ainsi, l’étude du comportement des mésanges à tête noire indique que le modèle de l’apprenti qui observe un maître n’est pas le seul mode d’apprentissage social chez les oiseaux.  Ce qu’indique l’étude de Sherry et Galef, c’est la diversité et la rapidité des modes d’apprentissage et de transmission de ce comportement nouveau une fois qu’il a été inventé par au moins un oiseau.  La rapidité de l’apprentissage, soit par l’observation et l’imitation d’un voleur de lait en train d’ouvrir une bouteille, soit par la simple observation de la bouteille une fois le forfait accompli et par la déduction spontanée, puis l’acquisition du comportement qui a permis d’accomplir le forfait.  Et comme je vous le disais tout à l’heure, étant donné la relative rareté de l’invention, un apprentissage par la découverte d’une bouteille déjà ouverte se répandra beaucoup plus vite qu’un apprentissage par la découverte d’un voleur en train d’ouvrir la bouteille.

Nous allons maintenant quitter les mésanges et revenir aux abeilles.  Non pas à Apis mellifera, les abeilles à miel, mais à leurs cousines les abeilles Bombus terrestris qu’on appelle les bourdons : ces autres grands pollinisateurs.  Une étude publiée en 2008, dans les Comptes-Rendus de la Société Royale de Grande-Bretagne, par deux chercheurs anglais, Elwis Leadbeater et Lars Chittka, indiquait que les bourdons sont capables d’exploits semblables à ceux des mésanges.  Il ne s’agit pas d’apprendre à déchirer la capsule des bouteilles de lait pour y voler le lait, mais d’apprendre à faire un trou à la base de la corolle d’une fleur pour lui dérober son nectar.

Les bourdons, comme les abeilles à miel et les autres pollinisateurs, récoltent le nectar en s’aventurant à l’intérieur des corolles des fleurs, accédant à une partie du nectar qui est secrété à la base, et se frottant ainsi aux étamines, en se couvrant de pollen.  La plupart des fleurs ne peuvent féconder leur pistil avec leur propre pollen, et cette impossibilité d’autofécondation favorise la diversification génétique de leurs descendants.  Les bourdons, comme les abeilles à miel et comme les autres pollinisateurs, passent de fleur en fleur faisant tomber dans la corolle le pollen qui les recouvre, et fécondant ainsi les fleurs avec le pollen produit par une fleur voisine, appartenant à la même espèce.  Mais certains bourdons prélèvent beaucoup de nectar dans les fleurs, sans entrer dans leur corolle.  Ils mordent, de l’extérieur, la base de la corolle et ils font un trou.  Ils dérobent le nectar sans déposer de pollen, ni se couvrir de pollen.

Pour le bourdon, le bénéfice est double : une plus grande quantité de nectar prélevé et une plus grande rapidité de son prélèvement.  Pour la fleur, la perte est double : le voleur n’a ni déposé, ni emporté de pollen, et le trou pourra être utilisé par d’autres bourdons privant la fleur de futurs pollinisateurs.

L’étude publiée en 2008, par Leadbeater et Chittka, explorait deux questions : son comportement de vol de nectar par les bourdons résulte-t-il d’un apprentissage ?  Et si oui, s’agit-il d’un apprentissage par observation et imitation d’un voleur ?  Ou s’agit-il d’un apprentissage qui ne nécessite pas la présence du voleur ?  Mais uniquement la constatation des effets du vol, de sa trace : la présence d’un trou à la base de la corolle d’une fleur ?  Les chercheurs ont découvert que le vol de nectar par les bourdons résulte bien d’un apprentissage.  Et cet apprentissage peut avoir simplement pour origine l’observation d’un trou, fait par un autre bourdon à la base de la corolle d’une fleur.  À partir du moment où il a découvert la présence sur une fleur de ce trou, le bourdon aura appris dans les nouvelles fleurs qu’il visitera à faire le même trou et à dérober à la fleur son nectar.  L’étude montre qu’il ne s’agit pas de l’apprentissage d’un comportement de morsure, mais d’un apprentissage de l’endroit précis où il faut mordre pour voler le nectar.  En effet, les bourdons ont tendance spontanément à mordiller au hasard les pétales des fleurs qu’ils visitent.  Mais la découverte d’un trou à la base d’une corolle leur apprend à diriger sélectivement leur morsure vers ce but et à se servir largement du nectar.  Il s’agit non seulement d’un mode de transmission social d’un nouveau comportement à partir de la simple observation des effets de ce comportement, mais ce mode de transmission a probablement en plus, comme pour les mésanges et leurs bouteilles de lait, une dimension intergénérationnelle, qui peut se propager d’une collectivité à une autre.  En effet, de jeunes bourdons, qui viennent seulement de commencer leur activité de butineurs, peuvent réaliser leur apprentissage à partir des traces laissées par des bourdons plus âgés et plus expérimentés, et qui peuvent appartenir à une autre colonie que celle à laquelle appartient le jeune bourdon.  Et d’autres insectes pollinisateurs peuvent aussi apprendre des bourdons.

170 ans plus tôt, en 1841, le jeune Darwin écrit que :« Des abeilles à miel peuvent profiter des trous faits par des bourdons et semblent, dit-il, apprendre alors à en faire elles-mêmes.  Si cela était confirmé, écrit de manière prémonitoire Darwin, je pense qu’il s’agit là d’un cas très instructif et très surprenant d’apprentissage et d’acquisition de connaissance nouvelle chez des insectes ».  Bien sûr, on peut considérer que cet apprentissage par déduction que réalisent les bourdons est moins innovant que celui que réalisent les mésanges, qui apprennent à dérober un met délicieux, caché, non pas dans une plante, qu’elles côtoient depuis des générations, mais un met nouveau la crème de lait, dans un emballage artificiel nouveau qu’elles n’ont jusqu’alors jamais rencontré : une bouteille de verre fermée par une capsule.  Et pourtant, il y a plus de similitude qu’il pourrait y paraître : en effet, les mésanges ont l’habitude de marteler avec leur bec des graines et des noix pour y découvrir des trésors cachés à l’intérieur.  Et ainsi, marteler une capsule métallique, puis découvrir un éventuel trésor caché est une forme de variation sur un comportement habituel, dans leur recherche permanente de nourriture invisible.  Et ce que ces études suggèrent, c’est que la capacité de s’approprier des comportements nouveaux, découverts par d’autres en les déduisant à partir des traces qu’ont laissées dans l’environnement ces comportements nouveaux, et sous des formes diverses, et à des degrés divers, une propriété répandue dans le monde animal.

Apprendre, répondre à la nouveauté et la faire sienne, s’engager dans l’inconnu et le rendre familier durant leur brève existence, chaque nouvel apprentissage transforme les abeilles et fait d’elles des agents des apprentissages des autres.  Mais les abeilles ressentent-elles ces changements en elles ?  Pour aborder cette question, nous allons quitter les abeilles bourdons Bombus terrestris et revenir à Apis mellifera, aux abeilles à miel.

Je vous avais dit dans une précédente émission que parmi les abeilles à miel qui ont entamé une carrière de butineuse, une minorité, parmi les plus âgées et les plus expérimentées, se transforment en éclaireuses.  La butineuse devient alors une exploratrice, parcourant en permanence les environs sur de grandes distances à la recherche de nouveaux lieus de récolte.  Dans le monde des abeilles, c’est l’âge et l’expérience qui fait émerger la curiosité, l’intrépidité, l’exploration constante de territoires inconnus.  Et je vous avais parlé de cette étude publiée il y a un mois et demi dans la revue Science qui révélait que ces comportements très différents étaient non seulement liés à une différence d’âge, mais aussi à des différences dans la façon dont le cerveau utilise une partie des gènes des cellules qui le composent.  Et parmi les molécules, les protéines fabriquées à partir de ces gènes, figurent des molécules comme la dopamine qui participe dans le cerveau des mammifères et dans notre cerveau à des voies de communication des circuits cérébraux impliqués dans la recherche de nouveautés, dans la curiosité et dans la sensation de satisfaction.  Ce que les neurobiologistes appellent les circuits de récompense et de frustration.  Recherches de nouveauté, satisfaction, récompense, frustration, les abeilles ressentent-elles ces émotions ?  Nous avions laissé cette question en suspens.  Mais je vous avais dit qu’une étude publiée l’été dernier dans la revue Current Biology suggérait que ce n’était pas impossible.

Comment tenter de percevoir les émotions des animaux ?  Depuis une dizaine d’années, des éthologues ont développé des approches pour tenter d’évaluer les émotions chez un grand nombre d’animaux qui sont nos proches parents : les primates non humains et les mammifères, ou nos parents plus lointains, les oiseaux.

Ces approches sont fondées sur une extension à ces animaux des études qui ont mis en évidence chez nous un phénomène très général qui concerne les effets de nos états émotionnels sur nos décisions, sur nos choix.  Un phénomène qu’on a appelé le biais cognitif.  C’est le fait que certaines de nos décisions, que certains de nos choix, peut-être la plupart d’entre eux, lorsque nous faisons par retour sur nous-mêmes en toute conscience, sont orientés, biaisés, par nos états émotionnels.

Imaginons que nous soyons placés devant une situation ambiguë, incertaine, et que nous devions décider de nous engager plus avant ou de nous abstenir.  La situation est ambiguë, incertaine, parce que nous ne pouvons déterminer si elle annonce un événement agréable ou désagréable.  Parce qu’elle possède certaines des caractéristiques dont nous avons appris qu’elles précèdent habituellement la survenue d’un événement agréable, mais aussi certaines des caractéristiques dont nous avons appris qu’elles précèdent habituellement la survenue d’un événement désagréable.  Les études indiquent que, si nous sommes inquiets ou anxieux ou que nous venons de subir un traumatisme, cet état émotionnel aura tendance à nous rendre pessimistes, à voir le mauvais côté des choses, à considérer que cette situation présente des dangers et qu’il vaut mieux nous abstenir.  En revanche, si nous sommes plutôt heureux ou tout du moins sereins et détendus, cet état émotionnel aura tendance à nous rendre optimistes, à voir le bon côté de la situation, et à diminuer la probabilité que nous nous abstenions.

Darwin considérait que ce que nous avions de plus en commun sur le plan mental avec de nombreux animaux dont les mammifères et les oiseaux, était la capacité de ressentir et d’exprimer et de partager des émotions.  Depuis moins de dix ans, les éthologues ont appliqué les résultats des études des comportements humains à l’étude des comportements des mammifères et des oiseaux.  Ils les ont placés dans différentes situations ambiguës dont l’animal ne peut clairement déduire si elles annoncent un événement agréable ou désagréable.  Et ils ont découvert que les choix, les décisions des animaux, comme s’engager plus avant ou s’abstenir, sont influencées par leur état émotionnel, leur état affectif, anxieux, craintif ou au contraire, joyeux ou serein.  Très schématiquement, si l’animal a vécu une situation désagréable avant le test, il aura tendance à se comporter de manière pessimiste.  S’il n’a pas vécu de situation désagréable avant le test, il aura tendance à se comporter de manière optimiste.

Mais ce qui est vrai pour des primates non humains, pour des chiens, des moutons, des souris, et des oiseaux, est-ce que cela pourrait être vrai aussi pour des abeilles ?  C’est la question qu’a posée une équipe de chercheurs anglais qui a publié l’été dernier ses résultats dans la revue Current Biology.

L’expérience est la suivante.  Les chercheurs isolent deux composants d’un parfum de fleurs : disons les composants A et B.  Ils réalisent deux mélanges différents.  Le premier mélange contient neuf fois plus de A que de B; appelons-le le mélange neuf-A.  Le deuxième mélange contient la proportion inverse, neuf fois plus de B que de A; appelons-le le mélange neuf-B.  Ils associent le mélange de parfum neuf-A à une eau très sucrée : le parfum annonce aux abeilles un événement très agréable.  Et ils associent le mélange de parfum neuf-B à une eau contenant une toxine désagréable, la quinine.  Le parfum annonce un événement désagréable.  Une fois que les abeilles ont appris cette association, les chercheurs leur présentent l’un de ces deux parfums et une coupelle d’eau qui ne contient ni sucre, ni quinine.  Quand les abeilles sentent le mélange de parfums neuf-A, elles goûtent l’eau.  Quand elles sentent le mélange neuf-B, elles ne goûtent pas l’eau.  Puis les chercheurs ont confronté les abeilles à une situation ambiguë : un parfum ambigu, un mélange de sept A et trois B, ou un mélange moitié A et moitié B, ou un mélange sept B et un A.  Et lorsque dans le mélange de parfum, la quantité du composant B dépasse celle du composant A, la probabilité que les abeilles goûtent l’eau diminue.

Mais la question qu’ont posée les chercheurs est la suivante : que se passerait-il si les abeilles, avant de choisir de goûter ou non, avaient subi un événement désagréable ?  Deviendraient-elles plus pessimistes ?  Les chercheurs ont fait subir aux abeilles des secousses pendant une minute.  Un événement désagréable qui mime ce qui se produit lorsqu’un prédateur tente de s’emparer du miel de leur nid ou de leur ruche.  Le prédateur secoue alors le nid ou la ruche pour faire fuir les abeilles.  Puis, cinq minutes plus tard, les chercheurs ont exposé les abeilles aux différents mélanges de parfums.  Et les abeilles qui avaient été secouées, sont devenues plus pessimistes.  Elles refusent beaucoup plus que les autres de boire l’eau lorsqu’elle est associée à un mélange ambigu (sept B, trois A) qui se rapproche du mélange désagréable neuf-B, un-A qui annonce une eau contenant de la quinine.  Elles sont devenues beaucoup plus prudentes.  Mais ce n’est pas parce que le fait d’avoir été secouées les auraient rendues réticentes à goûter l’eau, parce qu’elles goûtent autant que leurs sœurs lorsqu’on leur présente le mélange neuf-A, un B qui annonce de l’eau très sucrée.  Elles n’ont donc pas perdu l’envie d’aller vers ce qui est annoncé comme un événement agréable.  Mais elles ont acquis une tendance devant une situation ambiguë à refuser le risque d’un événement désagréable.

Et ainsi, cette étude indique que les abeilles se comportent au cours de ces tests d’une manière semblable à la nôtre et à celle des mammifères et des oiseaux.  Bien sûr, ces résultats ne nous disent rien de ce que ressentent les abeilles.  Mais chez les mammifères et les oiseaux, ces comportements, ces biais cognitifs, cette orientation des choix en fonction de l’expérience vécue, sont considéré comme reflétant des états émotionnels et affectifs.  Et les chercheurs concluent qu’il n’y a pas de raison d’exclure la possibilité que les abeilles, elles aussi, vivent des émotions.

Mais qu’appelons-nous « vivre des émotions » ?  Est-ce que cela signifie obligatoirement « être conscient de ces émotions » ?  Nos émotions sont-elles toujours obligatoirement conscientes ?  Pour le neurobiologiste Antonio Damasio, une grande partie de nos émotions peuvent être inconscientes.  Ces études indiquent que notre cœur peut s’accélérer, nos mains devenir moites, sans que nous le réalisions.  Et ces modifications du fonctionnement de notre cerveau et de notre corps, sans même que nous en soyons conscients, peuvent influer sur nos décisions, nous faire changer de comportement.  Et nous pouvons alors changer de comportement avant même d’en être conscient.  Si l’on adopte cette vision des émotions, alors la perception consciente de nos états émotionnels, de nos états affectifs, et de l’influence qu’ils exercent sur nos choix, ne représente que le sommet de l’iceberg immergé du monde de nos émotions, qui se déploie en permanence en nous, sans obligatoirement affleurer à notre conscience.  Si l’on adopte cette vision, alors la notion que les abeilles vivent des émotions n’a plus rien d’étrange.  Même si nous ne pouvons évidemment pas déterminer si et jusqu’à quel point elles sont conscientes de ces émotions.

Apprendre, innover, transmettre, répondre à la nouveauté et la faire sienne, être fait, dit l’anthropologue Françoise Héritier, des aléas et des glissements successifs de nos apprentissages, et vibrer au rythme des émotions qu’impriment en nous ces expériences nouvelles, toutes ces sensations qui nous sont si intimes semblent pour partie, à des niveaux et à des degrés très différents, plonger leurs racines dans le vaste univers des vivants qui nous entourent.  Et avant encore probablement, dans le vaste univers des vivants qui ont, pendant longtemps, précédé l’émergence de nos premiers ancêtres humains.

Cette émission a été réalisée par Christophe Humbert, avec, à la prise de son, Claudine Lapersonne et Thierry Dupin pour la programmation musicale.  Et merci à Hugo Combe qui a inscrit sur la page de l’émission les références aux livres et aux articles scientifiques dont je vous ai parlé aujourd’hui.  Bon week-end à tous.  À samedi prochain.

Références complètes des livres, articles et passages musicaux — merci Hugo Combe —, ainsi que des commentaires sur la page France-Inter de cette émission du 12 Mai 2012.

Émission qui fut diffusée
sur France Inter
à Paris
le 12 Mai 2012
de 11:00 à 12:00 heures
 
 
Prise de son: Claudine Lapersonne
Programmation musicale: Thierry Dupin
par le professeur
Jean-Claude Ameisen,
médecin et chercheur,
France Inter, Paris
France

 
Réalisation
Christophe Humbert