Frère Adam — Paris — 31 Janvier 1981

Une contribution à des abeilles

Une contribution à l’élevage
des abeilles : l’exemple de l’abeille buckfast

Conférence présentée
à Paris
le 31 Janvier 1981
Frère Adam Kehrle, O.S.B.,
Abbaye St. Mary, Buckfast,
Sud Devon, Angleterre

 
Adaptation française
Raymond Zimmer
Horbourg (France)
  • Généralités
  • Influence du contexte
  • Comment la Nature pratique l’élevage ?
  • Lignes directrices de l’élevage par la Nature
  • Avantages et défauts de la consanguinité
  • Buts de l’élevage
  • Méthodes d’élevage
  • Elevage de lignées pures
  • Elevage de lignées
  • Elevage de croisements
  • Elevage de combinaisons
  • Processus de développement d’une nouvelle combinaison
  • Résultats des élevages de combinaisons
  • Résumé

Généralités

Je voudrais d’abord remercier tous les apiculteurs ici présents pour
l’honneur qu’ils m’ont fait de m’inviter.  A mon grand regret, je ne
maîtrise pas la langue française.  Mais la traduction de mon exposé a
été faite avec le plus grand soin, et elle vous donnera, de manière fidèle,
les lignes directrices qui servent de base à nos travaux d’élevage depuis de
nombreuses années.

La plupart des apiculteurs ne savent sans doute pas que je me suis trouvé, dès
le début de ma carrière, en rapport avec l’apiculture française.  En
effet, ce sont des moines français qui ont inauguré l’apiculture à Buckfast et,
lorsque je pris en charge notre exploitation, en 1915, il s’y trouvait encore quelques ruches
françaises.  En 1950, je parcourus une bonne partie de la France pour avoir des informations
de première main sur les espèces autochtones.  En 1932 déjà, nous avions
reçu 150 essaims du sud de la France et de la région parisienne et, à la même
époque, nous avions fait nos premiers essais de croisement avec l’abeille
française.  Je reparlerai spécialement de ces essais tout à l’heure. 
Si je rappelle tous ces détails, c’est pour vous dire que les problèmes apicoles,
particuliers à votre pays, me sont, en partie, connus.  En 1950 déjà,
j’avais pu m’apercevoir que l’apiculture intensive avait un bel avenir en France.

Il me faut maintenant vous présenter les lignes directrices selon lesquelles nous
avons mené l’élevage des abeilles durant les soixante-cinq dernières
années.  Le terme « d’élevage » désigne, dans notre
cas, uniquement l’amélioration de l’abeille par la voie génétique, et
n’a donc rien à voir avec l’élevage des reines.  Bien que, bonne ou
mauvaise, la qualité de cette dernière a une grande influence sur le développement
des dispositions héréditaires d’une reine.  L’épanouissement maximal
de ces dispositions est quasiment exclu dans le cas d’un état de manque quelconque.  Je
ne parlerai donc pas ici de la technologie d’élevage des reines, car ce sujet a été
traité de façon très complète dans l’un de mes livres, récemment
traduit en français, sous le titre « Ma méthode
d’apiculture
 ».

L’élevage de l’abeille est, par contre, un sujet qui a suscité les
opinions les plus diverses.  La plupart n’ont qu’une importance
« hypothétique » c.-à-d. qu’elles ne sont pas fondées sur
des expériences et des résultats concrets.  On peut affirmer, avec entière
raison, que l’élevage des abeilles reste encore un domaine inexploré. 
L’explication en est évidente, car une entreprise de ce genre nécessite des conditions
préliminaires bien déterminées, sans lesquelles le succès est impossible.

Elle demande …

  • des connaissances en génétique,
  • des années d’expérience pratique,
  • ainsi qu’un grand nombre de colonies.

En élevage des abeilles le succès n’est possible qu’au moyen d’une
sélection appropriée et d’essais de comparaison concrets.  Dès le
début, des circonstances particulières m’ont contraint, comme apiculteur, à me
préoccuper de l’élevage des abeilles, et cela de manière intensive.  En
effet, une épidémie d’acariose avait décimé nos ruches, voilà
soixante-cinq ans, et cette catastrophe m’obligea à obtenir, par l’élevage, un
nouveau type d’abeille, résistant à l’acariose.  Il s’agissait bien
là d’une question de vie ou de mort.  Comme c’est souvent le cas, une
nécessité en entraîne une autre et je me suis retrouvé aux prises avec toute
une chaîne d’exigences contraignantes.  J’eus à faire face à des
problèmes qu’il fallait absolument résoudre, chose à laquelle je ne me serais
jamais hasardé sans une impérieuse nécessité.

Heureusement, les ouvrages du professeur Ludwig Armbruster me fournirent les indications récentes théoriques
indispensables.  Les essais de F.W.L. Sladen,
réalisés entre 1900 et 1913, près de Douvres, me donnèrent quelques
suggestions pratiques.  Enfin, Samuel Simmins,
à peu près à la même époque, révéla clairement
l’importance économique du « croisement
sélectif
 » de races.

Les conclusions de Sladen et de Simmins
donnèrent la véritable impulsion à mon effort d’élevage.  Les
considérations théoriques d’Armbruster ouvraient certes tout
un monde de possibilités, mais il y manquait des conclusions positives.  Aujourd’hui
encore, ces résultats positifs font défaut, mis à part ceux auxquels je suis
moi-même parvenu.  L’élevage de l’abeille est une entreprise très
compliquée.  Nous devons nous y occuper de questions qui sont tout simplement inexistantes
dans l’élevage des autres animaux domestiques.  De ce fait, il est impossible
d’établir des parallèles avec l’élevage de ces animaux, où
n’entrent jamais en ligne de compte ni la parthénogenèse, ni les accouplements
multiples.  Les qualités spécifiques à l’espèce, telle la tendance
à essaimer ainsi que l’agressivité, n’existent pas davantage ailleurs. 
L’abeille est aussi la seule à présenter une très forte sensibilité
à la consanguinité.  C’est même là son grand point faible, qui
impose toujours d’étroites limites à nos entreprises et peut ruiner tous nos efforts
si l’on néglige d’en tenir suffisamment compte.

Il me faut bien préciser que, par la force des choses, mon exposé s’appuie presque exclusivement sur mes expériences et résultats personnels.  De plus, je ne parlerai que des lignes directrices et me limiterai à donner de simples indications, car l’élevage des abeilles englobe trop de sujets pour qu’on puisse les aborder tous dans le cadre d’un exposé.  Mais les éléments que je fournirai sont basés sur des expériences qui recouvrent soixante-cinq années de pratique et qui furent conquises de haute lutte face aux impitoyables réalités.

Influence de l’environnement, du milieu

(Umwelt — von Vexkull 1921 — c’est le milieu tel que
perçu par l’animal — le milieu propre, l’environnement)

En dehors des problèmes posés par les caractéristiques propres à
chaque espèce d’abeilles nous sommes également confrontés à des
problèmes inconnus dans l’élevage des autres animaux.  L’éleveur
d’animaux domestiques dispose largement, si ce n’est totalement, du contexte et de
l’apport de nourriture.  Quant à l’abeille, elle est dans ces deux cas
livrée aux caprices du hasard.  De plus, des conditions locales de miellée peuvent
entraîner des réactions et des rendements très différents, et souvent à
de très courtes distances.  Enfin, les résultats ne sont jamais identiques d’une
année à l’autre.  Des évaluations de rendement ainsi que des comparaisons
absolument dignes de foi constituent la base indispensable de tout élevage sensé,
qu’il s’agisse de plantes ou d’animaux.  Comme nous verrons, nous rencontrons, dans
ce domaine également, des difficultés particulières.  Nos conclusions sont
toujours relatives à une année précise et aux résultats obtenus dans un
environnement précis.  Pour éviter que le hasard s’en mêle, nous
répartissons les reines de chaque série d’élevage en nombre à peu
près identique dans chacun de nos ruchers, où elles ne seront pas bridées par la moindre
compétition (pas trop de ruches).  Les évaluations reposent ainsi sur le fondement le plus
large possible.

Comment la Nature pratique-t-elle l’élevage ?

La Nature a été, pour l’abeille, une éleveuse très
attentive et influente durant des millions d’années.  C’est à elle que nous
devons les différentes races géographiques qu’elle met à notre
disposition.  Dans le cas de l’abeille, elle avait sa propre logique, mais
l’élevage était fermement orienté.  Elle nous a aussi indiqué
certaines pistes dont il nous faut toujours tenir compte.

Nombreux sont ceux qui pensent que l’abeille autochtone est immanquablement la
meilleure, du point de vue économique, dans le contexte naturel où elle se trouve depuis des
millénaires.  Or cette opinion est erronée, car la Nature agit toujours en vue du
maintien et de la propagation d’une espèce, et jamais de manière à favoriser le
rendement maximum de miel.  Elle a atteint son but de la manière la plus simple qui soit, en
éliminant tous les individus qui furent incapables, pour une raison ou une autre, de
s’adapter à un contexte donné.  C’est ainsi qu’apparurent les
écotypes, qui sont les abeilles les plus capables de s’en sortir dans leurs contextes
particuliers respectifs.  Mais, comme je l’ai relevé, elles ne donneront pas
forcément dans leur contexte propre les résultats les meilleurs sur le plan
économique.  S’il n’en était pas ainsi, il faudrait nous limiter à
l’emploi des abeilles locales et l’élevage d’abeilles proprement dit serait
pratiquement exclu.

En dehors de l’adaptation génétique à un contexte donné,
processus qui s’étendit sur des centaines ou des milliers d’années,
l’abeille a développé également, au cours de sa lutte pour la survie, la
capacité de s’adapter passagèrement à des circonstances accidentelles. 
C’est là une faculté qui m’étonne toujours au plus haut point.  Elle
s’adapte spontanément aux basses ou hautes températures, à une fente dans un
rocher aussi bien qu’à un arbre creux, à tous les genres de ruches mises à sa
disposition, à toutes les méthodes d’élevage comme à presque toutes les
conditions d’environnement.  Cependant, dans son cas, on ne saurait parler
d’acclimatation, comme certains l’ont fait.  En effet, son mode de vie,
caractérisé essentiellement par l’existence au sein d’une population, lui a
épargné la nécessité d’une telle adaptation.

Lignes directrices de l’élevage par la Nature

En dehors du maintien de l’espèce, la Nature nous a livré des
indications déterminantes.  Comme je l’ai déjà fait ressortir,
l’abeille est très sensible à la consanguinité.  Pour éviter une
telle éventualité, la Nature a prévu un accouplement en plein ciel et d’un
éloignement pouvant atteindre sept kilomètres.  De plus, l’accouplement est
multiple, lié au hasard des rencontres, avec une dizaine de mâles environ.  Elle use
donc de tous les moyens dont elle dispose pour maintenir une diversité — un grand
mélange — des traits héréditaires.  Cette uniformité dans les
caractéristiques extérieures ou physiologiques, tant recherchée par certains
idéalistes, ne joue aucun rôle dans les efforts d’élevage de la Nature.  A
l’intérieur des races géographiques respectives, elle était, bien sûr,
vouée à une sorte d’élevage de lignée pure, limitation qu’elle
n’a pu dépasser.  C’est à l’élevage moderne qu’elle a
dû laisser le soin d’y remédier.

Au cours de nos travaux, nous eûmes, parfois, à utiliser des moyens qui ne
s’accordaient pas tout à fait avec ceux de la Nature.  Mais, par ailleurs, nous
disposons de possibilités que la Nature n’a pas eues.  Quoi qu’il en soit, nous
n’avons pas le droit de négliger ses directives.

Avantages et inconvénients de la consanguinité

La consanguinité, donc l’accouplement entre proches parents, peut être
à juste titre, considérée comme la baguette magique dans l’élevage des
abeilles.  Elle est, en vérité, le moyen indispensable pour obtenir
l’intensification et la stabilisation des qualités souhaitées, et permet
également d’éliminer les caractéristiques indésirables.  La
consanguinité est mise à profit dans toutes les entreprises d’élevage, aussi
bien chez les animaux domestiques qu’avec les plantes.  Dans le règne
végétal l’autofécondation, c.-à-d. la consanguinité à
son degré extrême, est un moyen souvent employé par la Nature pour la multiplication
d’une espèce.

Par contre, chez l’abeille, Elle tente par tous les moyens d’éviter la
consanguinité.  Comme on le constate toujours généralement, une
consanguinité inconsidérée cause, dans tous les cas, une grave perte de
vitalité de l’abeille.  Une telle perte s’étend à toutes les
capacités et expressions de la vie.  Trop souvent, elle met réellement en péril
l’existence de la colonie qui en est affectée.  Les pertes catastrophiques de colonies,
que l’on continue à signaler, sont, le plus souvent, si ce n’est toujours, la
conséquence d’une altération de l’élan vital, causée par la
consanguinité.  Il s’agit, dans tous les cas, d’un défaut insidieux et
sournois, qui se révèle lors de conditions climatiques défavorables, auxquelles une
constitution affaiblie ne peut plus résister.  C’est en de tels moments que la Nature
reprend à nouveau le contrôle en éliminant les individus inaptes.  La diminution
de l’élan vital se manifeste également par une attention amoindrie aux soins du
couvain et par une sensibilité accrue à la maladie, aussi bien dans le couvain que chez
l’abeille adulte.  Comme l’expérience pratique l’a démontré,
les espèces d’abeilles les plus productives peuvent être réduites à
néant en peu de générations, par la faute d’une consanguinité
inconsidérée.

Buts de l’élevage

Pour tout apiculteur qui pense en termes d’économie, nul doute qu’un
rendement maximal de miel sera considéré comme le but principal de
l’élevage.  Mais, de nos jours, il est également nécessaire que les
récoltes soient obtenues avec le moins de dépenses possibles d’argent et de
temps.  L’expérience a montré qu’à défaut de ces conditions
préalables, une capacité élevée de production pouvait réellement
s’avérer non rentable.  Dans une exploitation strictement menée sur le plan
économique, la recherche de la rentabilité et les mesures favorisant le gain de temps
doivent se compléter en une méthode approprie.  De nos jours, le temps passé par
ruche a plus d’importance qu’une production accrue de quelques livres.

On peut admettre qu’une ruche ayant atteint un rendement maximal est également
pourvue de toutes les principales qualités liées à la production.  Il est clair
qu’une ruche défavorisée sur un point quelconque, atteinte de maladie ou ayant
tendance à essaimer, ne peut s’affirmer comme bonne productrice.

A mon point de vue, les qualités que je vais citer constituent la base indispensable
pour un rendement maximal de miel : une fécondité appropriée, l’ardeur
à butiner, la résistance à la maladie et une faible tendance à essaimer. 
Cette dernière qualité est indispensable dans une entreprise moderne, ainsi que sur le plan
de la technique d’exploitation.

Voici les qualités d’importance secondaire : longévité,
grande puissance de vol, sens de l’odorat et de l’autodéfense, résistance
à l’hiver et aux intempéries, sens de l’épargne, tendance à
l’autosubsistance, stockage du miel loin du couvain, ardeur à construire les rayons.

Sur le plan de la technique d’exploitation et de l’esthétique, les
qualités suivantes sont importantes : douceur, comportement calme, faible utilisation de
la propolis, absence de traverses entre les rayons, operculation haute, sens de la propreté et de
l’orientation.

Ces dernières qualités n’ont, évidement, pas d’influence
sur le rendement.  Mais elles ont un rôle déterminant du point de vue de la technique
d’exploitation.  De nos jours, la douceur est, à mon avis, une qualité absolument
indispensable.  Non seulement, elle a une grande influence sur le temps passé par ruche, mais
encore, elle évite des désagréments en tous genres.  D’autre part, la
tendance à propoliser et la construction de rayons irréguliers rendent beaucoup plus
pénible le travail dans les ruches et augmentent les risques d’écrasement des abeilles et de la
reine.

Nous avons donc mentionné, assez brièvement les qualités principales qui doivent retenir l’attention dans l’élevage des abeilles.  Les traits extérieurs auxquels on accorde tant d’importance dans les pays de langue allemande par exemple — aujourd’hui moins qu’il y a dix ans — ne jouent pas un grand rôle dans un élevage sérieux.  Bien sûr, nous souhaitons tous avoir une abeille uniforme, mais non pas aux dépens du rendement.  L’uniformité dans les traits extérieurs est facile à obtenir.  Malheureusement, ce ne peut être qu’au moyen de la consanguinité qui entraîne une perte correspondante de l’élan vital.

Ayant connaissance des principales lignes directrices dont nous devons tenir compte dans l’élevage des abeilles, nous pouvons aborder maintenant la question des différentes méthodes d’élevage.

Les méthodes d’élevage

Dans l’élevage des abeilles, nous disposons des méthodes suivante :

  1. élevage de lignée pure
  2. élevage de lignée
  3. élevage de croisements
  4. élevage par combinaisons

Comme nous allons le voir, ces méthodes dépendent les unes des autres. 
L’élevage de lignée pure est, dans tous les cas, à la base de toute entreprise
d’élevage.  L’élevage de lignée permet de maintenir la force vitale
d’un élevage de lignée pure.  Par les croisements de races, on peut obtenir des
associations particulières de caractéristiques, en même temps que
l’hétérosis.  Ces trois méthodes représentent les conditions
préliminaires pour aboutir à l’élevage de combinaisons et à une
synthèse de nouvelles liaisons de caractéristiques, héréditairement
persistantes, comme on ne les trouve nulle part dans la Nature.

Pour être complet, il faudrait citer encore la possibilité d’un
élevage de mutations, mais celui-ci n’a pas d’importance réelle chez
l’abeille.  Les mutations sont des modifications soudaines de facteurs
héréditaires et entraînent toujours une perte irrémédiable
— donc pas de gain —.  Dans le cas de l’abeille, on connaît une
trentaine mutations, dont dix-huit affectent le développement de la couleur des yeux, qui
deviennent blancs ou jaunes, etc., au lieu de rester bruns.  Ces modifications brusques et
héréditairement persistantes sont intéressantes scientifiquement et se prêtent
bien à l’étude de l’hérédité.

Élevage de lignée pure

Il y a quelques décennies encore, on pensait que l’accouplement entre proches
parents, c.-à-d. la consanguinité, avait pour effet l’amélioration
constante et progressive de l’abeille.  On en attendait donc des avantages économiques
déterminants.  Mais, dans l’enthousiasme, on négligea de voir les limites
étroites que la Nature avait imposées à l’abeille dans ce domaine, alors que
les vraies possibilités de la consanguinité auraient pu être définies de longue
date par le raisonnement froid et objectif.  La consanguinité nous permet de concentrer,
d’intensifier et de stabiliser les différentes qualités économiques et, en
même temps, d’éliminer progressivement les traits négatifs et
antiéconomiques.  Sans ces possibilités, il n’y aurait pas de progrès en
élevage, car ce serait alors le hasard seul qui déciderait toujours des
résultats.  L’élevage de lignée pure est donc l’ancre qui fixe ce
qui a été obtenu.  Elle est la méthode qui permet d’obtenir la
stabilité et la permanence indispensables.  Elle est, en même temps, la base
indispensable pour un élevage de croisements ou de combinaisons dignes de confiance. 
L’élevage de lignée pure est donc le pont aboutissant aux progrès les plus
importants dans l’élevage de l’abeille.  Jusqu’à présent, la
plupart des éleveurs ont toutefois attaché trop d’importance, si ce n’est
même l’essentiel de leurs efforts, à l’uniformité des traits
extérieurs.  C’est ainsi que le professeur Zander voulait
élever une abeille noire comme le jais, ou, comme il le disait, « noire comme un singe
astiqué ».  Le résultat fut une abeille totalement décevante sur le
plan économique.  Cette tendance à rechercher l’uniformité existe pourtant
encore.  Nous-mêmes voulons obtenir une abeille uniforme, mais c’est là un but
auquel nous n’accordons qu’une importance très secondaire.

Pour intensifier telle ou telle qualité, il faut pousser la consanguinité
à un degré plus ou moins élevé, selon les circonstances.  Comme je
l’ai dit, l’abeille est malheureusement très sensible à la
consanguinité.  La cause en est évidente : elle est le produit de la
parthénogenèse, et les spermatozoïdes de chaque mâle sont identiques entre eux
génétiquement.  L’accouplement avec plusieurs mâles produit
l’égalisation indispensable sans laquelle toute la progéniture femelle d’une
reine serait dotée des mêmes caractéristiques provenant du côté
paternel.  Ces abeilles seraient en ce cas doublement sœurs.  C’est ainsi que,
normalement, chaque ruche comprend une série de groupes de « super-sœurs »,
d’après le nombre de mâles ayant fécondé la reine.  Bien que
l’accouplement multiple entraîne une égalisation génétique,
l’uniformité des spermatozoïdes de chaque mâle occasionne une sensibilité
à la consanguinité comme on ne la connaît guère dans les autres domaines de
l’élevage.  Ce danger, ou cette mise en garde, n’a été mis en
lumière et, généralement reconnu, que depuis l’introduction de
l’insémination artificielle.

D’autres limites sont encore imposées à l’élevage de
lignée pure.  Il est clair qu’elle ne permet d’intensifier que les qualités
déjà présentes.  Il est donc impossible d’obtenir, par
l’élevage de lignée pure des qualités ou le développement de nouvelles
combinaisons qui n’auraient pas été déjà présentes sous une forme
quelconque.  De plus, l’expérience a montré que la consanguinité
nécessaire à l’intensification de certaines qualités, entraîne souvent
les suites fâcheuses qui sont les siennes — de la consanguinité —, avant même que
le résultat espéré n’ait été obtenu.

Élevage de lignée

L’élevage intensif de lignée pure tel qu’il était
pratiqué il y a vingt ans, a été entre-temps silencieusement abandonné. 
Il était devenu évident que cette méthode ne mènerait pas plus loin.  On
s’est reconverti à l’élevage de lignées — ou de souches
—.  C’était la seule issue pour obtenir une lignée pure, petit à
petit, et sur un fondement économique.  Une série de lignées et un certain
élevage de lignée pure sont associées suivant certains plans et cycles. 
C’est de cette manière que nous avons réussi à maintenir notre souche depuis
des années sans noter la moindre perte de l’élan vital ou de la capacité de
rendement.  Les lignées obtenues proviennent de mères d’élevage qui
s’étaient distinguées sur le plan du rendement, lors d’essais comparés
irrécusables.

De tels résultats d’élevage étaient diversement
désignés jadis, sous les termes de croisements de lignées, métisses
de lignées
ou combinaisons de lignées.  Ce qui donna lieu à
d’inévitables confusions.  J’estime, pour ma part, que la désignation
« accouplement de lignées » est la plus appropriée.  Par les
différents termes cités, on désignait aussi, très souvent, des accouplements
entre individus d’origines diverses à l’intérieur d’une seule et
même race.  Il s’agit bien, là aussi, d’élevage de lignée
pure, mais seulement au sens le plus large du terme.  Grâce à cette technique
d’élevage à l’intérieur d’une race on espère élever
le potentiel de rendement et obtenir un effet d’hétérosis, ce qui a lieu
effectivement.

Un élevage de lignée pure ou de lignée correctement mené sera
toujours, du point de vue économique, le véritable fondement de toute apiculture moderne,
où il s’avérera vraiment indispensable.  Cependant, les apiculteurs soucieux de
progrès se rendront, de plus en plus, à l’évidence que la valeur
économique d’un élevage de lignée pure ne peut se révéler
pleinement que par l’élevage de croisements.  L’opinion, selon laquelle une
récolte maximale ne pourrait être obtenue que par des ruches de lignée pure, n’a
été vérifiée, à ma connaissance, par aucun cas ni aucune race, et il en
est, sans doute, ainsi dans tous les domaines de l’élevage, des animaux domestiques comme des
plantes.  Actuellement, les croisements de ce genre sont, le plus souvent, désignés
improprement par les termes « hybrides » et « hybrides F1 », mais
en français, le véritable hybride est le terme employé pour un croisement entre deux espèces
différentes, tels l’âne et le cheval; et aucun hybride n’est possible entre les diverses
espèces d’abeilles.

Élevage de croisement

Si nous regardons un peu autour de nous, il apparaît aussitôt que les individus
donnant les meilleurs rendements proviennent presque exclusivement de croisements, et représentent
donc des produits de croisements.  Le succès actuel de la production, dans tous les domaines
de l’agriculture, serait vraiment impensable sans l’élevage de croisements.  Il
est bel et bien la clé qui nous ouvre l’accès aux rendements les plus
élevés et à des résultats économiques valables. 
L’apiculture ne fait pas exception sur ce point.  Elle ne pourra, sans doute, pas toujours
ignorer les avantages de cette méthode d’élevage.  Il me semble même
qu’elle pourra encore moins s’en priver que n’importe quelle autre branche de la
production agricole.  Cette réalité a déjà été largement
reconnue par les apiculteurs professionnels.  Sur ce point également, la Nature nous a
donné des indications claires et nettes.  Elle a dû toutefois, se contenter
d’accouplements mélangés à l’intérieur d’une même race
géographique, les croisements réels, c.-à-d.  entre deux races autonomes,
n’étant pas en son pouvoir.

Pour ce qui est de l’abeille, les croisements de races sont très mal vus dans
certains cercles apicoles.  Ce sont, de toute évidence, les préjugés et
l’ignorance qui entretiennent une telle attitude négative.  Dans les pays de langue
allemande, on entend toujours dire : « des succès sont possibles tant que
l’on se limite à des premiers croisements, mais il faut à tout prix éviter
d’aller plus avant
 ».  Cette mise en garde est, certes, fondée dans
le cas des croisements laissés au hasard, mais elle ne l’est sûrement pas dans le cas
de croisements sélectifs.  Cependant, il n’est pas possible d’aller très
loin, dans l’élevage de croisements, sans avoir certaines connaissances
élémentaires sur la manière particulière avec laquelle l’abeille
réagit a un croisement.  Avant tout, il s’agit de saisir clairement l’effet de
l’hétérosis chez l’abeille.

Dans ce domaine, nous ne pouvons nous appuyer sur aucune comparaison avec
l’élevage des animaux ou des plantes.  Les possibilités économiques, de
même, n’ont leur égal nulle part ailleurs.  L’expérience a
prouvé tout simplement qu’un élevage de croisements bien mené apporte à
l’apiculteur des avantages bien plus considérables que ceux auxquels on peut s’attendre
dans les autres branches de la production agricole.

J’admets que ce n’est pas n’importe quel croisement qui donnera des
résultats.  Tout ne va pas avec tout.  Les races et les espèces concernées
doivent se compléter mutuellement et s’accorder.  Cette vérité de la
Palice se retrouve dans tous les domaines de l’élevage, d’animaux comme de plantes, et
l’abeille ne fait pas exception à ce sujet.  Mais, son attitude est particulière
à un autre point de vue.  Contrairement aux autres êtres vivants, la race
utilisée comme père ou mère n’est pas indifférente.  Les
résultats peuvent être très différents selon le choix
opéré.  Notons ici que les croisements réciproques ne s’accordent que
rarement.  Chez l’abeille, c’est l’influence maternelle qui domine.  Le
père nous est toujours inconnu, sauf, dans le cas de l’insémination
artificielle.  Par contre, nous sommes entièrement libres du choix de la mère.

Un croisement de races convenable, apporte deux avantages : d’abord
l’association de deux complexes de caractéristiques se complétant l’une
l’autre, avec des potentialités économiques qui seraient hors d’atteinte
autrement.  Ensuite, c’est par cette méthode que l’hétérosis peut se
manifester au plus haut degré, ce qui se traduit par un accroissement général de
l’élan vital et des possibilités de rendement.  L’hétérosis
apparaît également dans les croisements de lignées, mais jamais de façon aussi
marquée que dans les croisements de races.

Il me faut, maintenant, traiter séparément chacun de ces deux facteurs
déterminants que sont, d’une part, la réalisation d’association de
qualités au moyen de l’élevage, et d’autre part, l’influence et
l’importance de l’hétérosis.  Je parlerai d’abord de
l’hétérosis, car il importe de bien comprendre ses effets si l’on veut clarifier
les problèmes essentiels qui se posent dans l’élevage de croisements.

On comprend aisément que l’hétérosis n’apporte pas
seulement les qualités souhaitées par l’apiculteur.  Elle favorise
également le développement de traits indésirables, parmi lesquels la tendance
à essaimer.  Comme on pouvait s’y attendre, il y a là un instinct naturel qui
n’existe tout simplement pas, sous cette forme, dans les autres élevages
d’animaux.  Il prédomine, cependant, sur toutes les autres qualités ayant un
rapport avec le rendement en miel.

Cela entraîne que les premiers croisements gaspillent souvent leur élan vital
en essaimage incontrôlable.  Mais cette tendance extrême à l’essaimage,
décline avec les générations suivantes, ce qui permet aux qualités favorables
au rendement, de s’exprimer pleinement.  Pour peu que l’on sélectionne
convenablement les abeilles d’élevage, lors des générations suivantes,
l’aptitude au rendement ne diminuera nullement, du moins pas dans le sens où on l’admet
souvent.  Il est certain qu’il y aura des variations dans le rendement, mais, cette
éventualité est aussi le lot de l’élevage de lignées pures. 
Cependant, les résultats d’ensemble, ainsi que le rendement moyen des F2 ou des
F3 s’avèrent beaucoup plus importants que les résultats d’un
élevage de lignées pures ou de métisses d’origine inconnue.  Or,
c’est toujours par le rendement moyen que l’on détermine la rentabilité
d’une apiculture.  Si ce n’était pas le cas, un élevage de croisements
n’aurait pas de sens dans le cas de l’abeille.  Notons que la Nature se sert
également de tous les moyens à sa disposition pour réaliser des croisements.

Certaines opinions, totalement erronées sur l’élevage de croisements,
n’auraient jamais pu s’affirmer si l’on n’avait pas négligé de voir
l’influence fâcheuse de l’hétérosis sur la tendance à
l’essaimage.  C’est pour cette raison que l’élevage de croisements
paraît souvent décevant, étant donné que les premiers croisements ne font que
rarement leurs preuves économiquement.

Avant de donner quelques exemples classiques, illustrant cette influence négative de
l’hétérosis, il me faut encore mentionner une autre particularité de
l’abeille, à savoir le fait qu’un petit nombre seulement de croisements
réciproques donnent des résultats identiques.  Je ne connais que deux exceptions :
la cecropia, ou abeille grecque, et la Buckfast.

Les croisements de races ont, généralement, mauvaise réputation,
à cause de leur agressivité.  Cependant, dans la plupart de tels cas, la faute en
revient aux mâles de l’Apis mellifica d’Europe de l’Ouest qui
donnent le plus souvent une progéniture agressive, même lorsqu’ils sont
accouplés à une race des plus douces.  Il arrive, parfois, que le croisement de deux
abeilles, douces toutes les deux, produise une abeille agressive.  Mais, par ailleurs, une
progéniture extraordinairement pacifique peut être obtenue, déjà en
F1, en accouplant une abeille férocement agressive avec une autre très
douce.  Par exemple : syriaca × Buckfast, ou
adami (crétoise) × Buckfast.  Le fait que le
croisement entraîne une agressivité accrue n’est pas nécessairement à
prendre en considération, car l’expérience pratique a montré que ce danger
pouvait être contourné en exploitant la dominance maternelle.  C’est ainsi que
anatolica × Buckfast donne une progéniture productive peu
essaimeuse et douce.  Buckfast × anatolica donne
également un croisement très productif et peu essaimeur, mais le F1 est
très agressif.

J’ai fait remarquer que la plupart des premiers croisements s’avéraient
peu rentables en raison de leur forte tendance à l’essaimage.  Mais, là aussi, il
y a les exceptions : entrent seuls en ligne de compte les croisements utilitaires
réalisés au rucher — et dont les mâles sont issus de la race locale —
car avec eux, l’apiculteur praticien peut obtenir de la façon la plus simple, et avec le
minimum de dépenses, tous les avantages économiques d’un croisement de races. 
D’après nos constatations, les premiers croisements suivants donnent les meilleurs
rendements, sans pour autant présenter une tendance plus forte à l’essaimage :
anatolica × BuckfastBuckfast ×
carnica ou cecropiacecropia ×
Buckfast;  et aussi sahariensis ×
Buckfast.

Les premiers croisements de cypria × Buckfast et
syriaca × Buckfast occupent une position
intermédiaire.  Ils sont disposés à l’essaimage, mais sont
néanmoins rentables, si l’on prend les mesures de prévention qui
s’imposent.  Puis il y a les croisements dont les F1 ne sont pas concluants, mais
dont les F2 donnent des résultats surprenants, après une sélection
adéquate et un recroisement, ici avec des mâles Buckfast.  Ce
sont : les reines françaises mellifera × Buckfast,
nigra × Buckfast , carnica ×
Buckfast, fasciata × Buckfast.  Il est
probable que l’accouplement avec des mâles ligustica ou
cecropia donnerait les mêmes résultats.

Dans le cas de premiers croisements non valables économiquement, nous avons pour
règle de constituer une petite série d’essais seulement et de n’utiliser que les
reines F1 ayant montré les dispositions les meilleures après un examen
préliminaire.  Grâce à ces mesures préventives, nous pouvons obtenir les
pleins avantages économiques de ces croisements spéciaux, sans perte importante ni grandes
dépenses.

L’exemple suivant montre que cet examen des F1 sur une base très
large peut avoir des avantages remarquables tant sur le plan du rendement que sur le plan financier. 
L’été 1949, nous avons fait un essai avec un F1nigra
× Buckfast.  Pour que les résultats des comparaisons soient garantis
sans erreur, trente reines F1 furent réparties en nombre égal dans tous les
ruchers.  L’été 49 avait été favorable et nous avions
récolté, en moyenne, 73 kilos par ruche.  Le premier croisement nigra ne
récolta, dans des conditions de miellée identique, que 11 kilos par ruche.  La
cause de cette différence à peine croyable était une tendance extraordinaire à
l’essaimage.  Par contre, un deuxième croisement s’avéra, les années
suivantes, d’une rentabilité hors pair, et cela, malgré une fécondation
réalisée au rucher.  Cet exemple montre, de façon très claire, combien un
premier croisement peut être décevant et combien les qualités économiques
peuvent se manifester pleinement dans le deuxième croisement.  On voit aussi combien il est
facile, avec de tels croisements, de contourner les graves défauts d’un F1.

Jusqu’à présent nous avons donc relevé l’influence de
l’hétérosis sur la tendance à l’essaimage et sur
l’agressivité.  Il s’agit là de deux caractéristiques
associées fort indésirables qui n’entrent manifestement pas en ligne de compte dans
les autres domaines de l’élevage, en général.  Cependant,
l’hétérosis est également influente sur toutes les dispositions
héréditaires ayant un rapport avec la capacité de rendement.  Chacune
d’elles révèle son influence individuelle, de manière concrète, dans le
résultat final qu’est la récolte en miel.  Si une seule qualité fait
défaut, comme dans le cas d’une sensibilité à la maladie, par exemple, cela se
reflète aussitôt, de manière négative dans la récolte.  Un
rendement maximum ne peut être atteint que là où toutes les qualités sont
pleinement épanouies et se complètent harmonieusement.  Il me faut mentionner
spécialement la fécondité, qualité dont dépend directement la
capacité réelle de chaque ruche.  On croit fréquemment que les premiers
croisements sont toujours très féconds — donc plus féconds que chacune des deux
races d’origine —.  Cette supposition n’est vraie qu’en partie. 
D’après notre expérience, l’hétérosis n’a pas
d’influence notable sur la fécondité ou l’ardeur à faire du couvain, dans
le cas d’un premier croisement carnica × Buckfast,
carnica × cecropia.  Ces croisements ont, certes, un couvain
plus vigoureux et plus compact, mais guère plus étendu.  Par contre, les croisements
réciproques Buckfast × cecropia, cecropia
× carnica donnent un premier croisement (F1) d’une
fécondité accrue.  Les exemples classiques d’une fécondité
très nettement accrue sont donnés par les premiers croisements cypria
× Buckfast, cypria × carnica, sahariensis ×
Buckfast et anatolica × Buckfast, et, en
permanence, par tous les croisements de race en F2 et les générations
suivantes.  Il existe des points de vue très différents, et en partie contradictoires
sur l’importance économique de la fécondité.  Il ne nous est cependant pas
possible de nier cette réalité : une certaine fécondité, adaptée
aux conditions de climat et de miellée, est la base nécessaire de tout succès
économique.  Cependant, les souches très fécondes, comme la plupart des
élevages hautement sélectionnés américains, sont en général peu
valables dans le contexte européen, parce que ces abeilles vivent trop peu longtemps; la courte
durée de vie est une manifestation quasi parasite qui accompagne souvent les exemples de ce
genre.  Les exceptions classiques sont représentées par les croisements de
cypria et de sahariensis.

Pour éviter tout malentendu, je voudrais bien préciser que tous les
résultats de croisements que j’ai mentionnés reposent sur un grand nombre
d’essais et de comparaisons.  Pour obtenir des résultats sûrs, des accouplements
sélectifs étaient, bien entendu, nécessaires, et nous y avons toujours
veillé.  Là où des indications supplémentaires paraissaient utiles, nous
avons eu recours à l’insémination artificielle et à la fécondation au
rucher.  Aucune mesure ni possibilité n’a donc été négligée
pour obtenir des résultats et des comparaisons qui soient positifs.  Ajoutons que ces essais
de croisements se sont étendus sur un grand nombre d’années et concernaient toutes les
races d’Apis mellifera connues à ce jour.

A côté des résultats que nous avons mentionnés, il y eut bien
sûr des exceptions, mais, là aussi, elles n’ont fait que confirmer les règles et
les normes établies.  Ces exceptions provenaient de toute évidence du hasard, du
contexte et d’une série d’autres facteurs.  C’est ainsi qu’en
apiculture, une aptitude hautement développée ou une association de qualités
économiques peut facilement se transformer en défaut.  C’est le cas, par exemple,
si l’on place une abeille très féconde et productive dans une ruche dont les
dimensions ne répondent pas à ses exigences.  Cela mène à des
résultats très négatifs et décevants.

Tout apiculteur qui doit s’en remettre à la fécondation au rucher
s’occupe de croisements, en partie de croisements de races et, de toutes façons,
d’accouplements d’abeilles d’origine inconnue.  Cependant, la Nature nous a
donné, avec le phénomène de la dominance maternelle, le moyen de diminuer
considérablement l’influence des accouplements mélangés (accouplements
effectués au hasard).  De plus, l’influence mâle est, en théorie et en pratique,
bien moindre chez l’abeille que dans l’élevage des animaux domestiques.  Le choix
de la reine d’élevage permet dans une large mesure d’être maître des
résultats finaux.  C’est là un fait dont il faut toujours tenir compte dans le
croisement de races.

Les explications, exemples et lignes directrices que je viens de donner s’adressent
spécialement aux apiculteurs professionnels, afin de leur permettre de voir comment contourner les
défauts d’un élevage de croisements et comment obtenir les meilleurs résultats
économiques possibles, de la manière la plus simple et avec les moyens les plus
efficaces.  Je pense que, jusqu’à ce jour, le problème des croisements de race
n’a pas encore été considéré d’un point de vue
réaliste.  La croyance que des résultats vraiment valables ne peuvent être
obtenus, en élevage, qu’au moyen de grandes dépenses et de moyens compliqués ne
correspond pas à la réalité.  C’est le contraire qui est vrai.  Mais
j’admets qu’il n’existe pas d’abeilles ni de croisements qui puissent satisfaire
les vœux et les attentes de tout apiculteur.  Une des raisons en est que beaucoup ne trouvent
pas la force nécessaire pour réaliser la reconversion et l’adaptation que ces
croisements exigeraient.

On entend souvent dire que les croisements rapportent 30 % de récolte en
plus.  Mais, d’après nos estimations, un élevage de croisements bien mené
peut atteindre un surplus de 300 %.  Ce chiffre ne repose pas sur des rendements records
isolés, mais bien sur des rendements moyens.  Comme le chiffre de 200 % semblait
déjà utopique à la plupart, je crois nécessaire de citer quelques exemples
concrets.  L’été 1956, avait été en dessous de la moyenne en
Angleterre du sud-ouest, avec une récolte de 11,7 kg par ruche.  La récolte
d’un premier croisement d’anatolica fut de 32,6 kg. 
L’été suivant, fut, au contraire, assez favorable, avec une récolte moyenne de
27 kg par ruche correspondant à la moyenne des quarante années passées.  Le
Flanatolica rapporta 64,3 kg/ruche en moyenne.  Autre
exemple : l’été 1964, notre moyenne générale fut de
36,6 kg/ruche mais celle d’un F1 de sahariensis fut de 113 kg
par ruche.  Je pourrais, encore, faire remarquer qu’un surplus de 100 %, donc le double de
la récolte moyenne d’un rucher, faisant 50 kg/ruche, représente de toute
façon, une performance bien plus remarquable qu’un surplus de 30 % sur une
récolte de seulement quatre kilos.

Si j’ai parlé, en détails, de ce problème de
l’élevage de croisements, c’est que, pour la plupart des apiculteurs, il se
révélera, sans aucun doute, le plus important, d’un point de vue économique et
pratique.  J’insiste encore sur ce point.  C’est par le choix de la mère
d’élevage que l’apiculteur peut être maître des résultats de son
élevage.  Les croisements sélectifs, donc les accouplements dans une station de
fécondation bien isolée
, ont des avantages et sont de plus indispensables
lorsqu’il s’agit d’avoir des résultats et des comparaisons tout à fait
sûrs, surtout avec une méthode d’élevage qui doit permettre la synthèse
de nouvelles combinaisons de qualités héréditaires.

Élevage de combinaisons

J’en viens, maintenant, à la partie non seulement la plus intéressante
mais aussi la plus importante de mon exposé, car ce sont, sans aucun doute, les succès
obtenus dans l’élevage de croisements qui détermineront les progrès futurs de
l’apiculteur pratique.  L’élevage de croisements, bien que très important
économiquement, ne peut procurer à lui seul que des avantages passagers.  Mais,
l’élevage de combinaisons ne se contente pas du provisoire.  Il recherche le maintien et
la continuité héréditaire des avantages nouveaux synthétisés.  Les
qualités économiques les plus importantes de chaque nouvelle combinaison ne peuvent,
à leur tour, être pleinement valorisées que dans un nouvel élevage de
combinaisons, car, plus la souche de base est douée de qualités, plus
l’hétérosis sera intensive et, avec elle, les potentialités de rendement. 
Si elle est adéquate, chaque nouvelle combinaison doit nécessairement nous faire avancer
d’un grand pas.  De cette manière, l’abeille est, sans cesse,
améliorée et de nouvelles possibilités d’élevage sont acquises pas
à pas.  L’élevage de combinaisons, c.-à-d. la mise en place de
combinaisons de qualités nouvelles, représente en lui-même l’élevage par
excellence.

Il est à peine nécessaire de préciser que par le terme nouvelle
combinaison
, j’entends exclusivement des associations héréditaires,
c.-à-d.  se transmettant avec la même stabilité que dans l’élevage
de lignées pures.  Une permanence absolue de toutes les qualités est, par contre, une
hypothèse utopique.  D’ailleurs, elle n’existe pas davantage dans
l’élevage d’abeilles de lignée pure.

La première condition préliminaire d’une telle entreprise est une
connaissance étendue des différentes races et écotypes ainsi que des qualités
d’ensemble de chacun.  Il nous faut savoir, dès le départ, ce que telle ou telle
race peut apporter comme avantage.  Chaque race a des qualités et des défauts, mais
toujours diversement associés et accentués.

Comme vous le savez, nous avons beaucoup travaillé à acquérir des
connaissances précises sur les différentes races d’abeilles.  Je n’entrerai
pas dans le détail de ce sujet, car mon ouvrage est maintenant disponible en français sous
le titre « A la recherche des meilleures races d’abeilles  »,
et, cela, grâce aux efforts de Monsieur Raymond Zimmer.

Processus de développement d’une nouvelle combinaison

Je viens donc d’indiquer les conditions préliminaires pour réaliser une
nouvelle combinaison.  Il s’agit de faire des croisements sélectifs entre deux races
particulières.  C’est le choix de la race qui détermine la réalisation du
but fixé, ou plutôt, l’obtention des qualités spécifiques que l’on
veut rassembler.  C’est ainsi, par exemple, que nous choisirons
l’anatolica pour le sens de l’épargne, la cecropia
pour une extrême lenteur à essaimer, la sahariensis pour une très
grande fécondité.  Bien entendu, chaque race présente, non pas une seule
qualité, mais toute une série de dispositions.  De plus, au cours du
développement d’une nouvelle combinaison, certains traits peuvent se manifester, dont il
n’y avait aucun indice au départ.  De temps à autre, des défauts peuvent
apparaître, telles des mutations.  La première opération dans le
développement d’un élevage de croisements consiste en une mise à
l’épreuve appropriée des races en élevage de lignées pures.  La
deuxième consiste en un croisement d’essai.  Nous utilisons, quant à nous,
toujours la Buckfast, du côté maternel aussi bien que paternel. 
L’expérience dicte alors les accouplements respectifs.  Il n’existe ici aucune
recette ou ligne directrice absolue.  Dans le domaine de l’élevage des abeilles, il faut
toujours tenir compte des circonstances données, ainsi que des avantages et des
défauts.  L’opération suivante représente le tournant décisif dans
la réalisation d’une nouvelle combinaison.

Dans tous les autres domaines de l’élevage, une autofécondation ou une
consanguinité des F1 donnerait lieu à la disjonction des caractères avec,
pour conséquence, des combinaisons nouvelles.  Mais, pour ce qui est de l’abeille, il
manque encore les mâles F1.  C’est là une conséquence de la
parthénogenèse, qui nous place devant des problèmes tels que l’on n’en
connaît dans aucun autre domaine de l’élevage.  MENDEL avait obtenu, par
l’autofécondation de F1, la disjonction classique des caractères, parmi
lesquels se trouvent des individus transmettant de façon héréditaire des combinaisons
de caractéristiques nouvelles.  Mais, à cause de la parthénogenèse, les
choses sont bien plus compliquées.

Une reine F1 élève des mâles de race pure.  Il faut
attendre une reine F2 pour obtenir les mâles F1 qui nous servirons à
féconder une sœur d’une reine F1, afin de réaliser la disjonction des
caractères selon l’exemple de MENDEL.  Mais, nous nous heurtons là à un
autre problème : comme les mâles proviennent d’œufs non
fécondés, les millions de spermatozoïdes produits par chaque mâle sont absolument
génétiquement identiques.  Il y a, évidemment, des différences entre les
mâles d’une reine F2, mais une uniformité parfaite des spermatozoïdes
de chaque mâle, pris individuellement.  Nous obtenons, également, une disjonction des
caractères, mais non sous une forme claire comme le prévoit la loi de MENDEL.

Comme l’on peut voir, nous parvenons à une nouvelle liaison de qualités
au moyen d’un accouplement tante–neveu.  Ces liaisons se trouvent néanmoins parmi un
grand nombre d’individus métissés.  Il faut, par conséquent,
procéder à une sélection très poussée.  Conformément
à ce que nous savons, en théorie dans tous les cas où de nombreuses qualités
sont croisées, il faut des millions d’individus pour parvenir à la combinaison
idéale.  Il importe de bien voir que seul le plus grand choix possible
d’individus
permet d’arriver au but.  Nos expériences ont montré que
nous ne pouvons obtenir, au mieux, que des liaisons répondant approximativement à notre
attente.  Elle mène néanmoins au but, pas à pas.

Pour la sélection, qui a lieu peu après l’éclosion de la jeune
mère dans une couveuse, nous devons nous baser sur des signes extérieurs
caractéristiques, car nous ne disposons pas ici d’autres points de repère.  Nous
prévoyons une perte de 80 % lors de la première sélection, et, à nouveau
de 10 % après l’éclosion des premières jeunes abeilles.  Ces reines
sont utilisées cependant dans des ruches de production mais n’entrent plus en ligne de compte
pour l’élevage.  Il s’agit des individus qui avaient semblé purs
d’après leur couleur, mais qui s’étaient révélés, par la
suite, comme ayant une hérédité mélangée.  C’est de cette
manière que les indésirables — les mauvaises cases de l’échiquier de
MENDEL — sont éliminés.  Une telle sélection ne serait pratiquement, pas
réalisable avec toute autre méthode.  Bien entendu, l’élevage de quelques
milliers de reines n’est, de nos jours, plus un problème.  Comme je l’ai dit, la
sélection se fait d’après certaines caractéristiques de couleurs.  Mais
les types de couleurs en question ne donnent pas d’indices absolument sûrs au sujet des
qualités que chaque jeune reine va transmettre à sa descendance.  Ils donnent,
cependant des indications dignes de confiance.  L’expérience a montré, en effet,
qu’il existe un rapport entre telles couleurs et des qualités physiologiques tel le
comportement.  Mais ce rapport n’est jamais absolu.  Il est évident qu’une
sélection et une évaluation exigent un sens très pratique qui ne se laisse
égarer ni par des questions secondaires ni par des considérations pseudo–scientifiques.

Il serait faux de croire que notre but est atteint après un seul accouplement
tante–neveu.  Avec une solide dose de chance dans l’élevage, les nouvelles combinaisons
valables sont obtenues avec les générations suivantes, dont chacune doit subir un examen
sérieux lié à des mesures permettant de déterminer séparément
chaque donnée.  Mais, je précise à nouveau que n’importe quel croisement
de races n’aboutit pas à une synthèse réussie.  Il y a le grand danger de
ne pas voir certaines liaisons précieuses, ou de les remarquer trop tard.  Mais, d’un
autre côté, des croisements apparemment tout à fait insignifiants peuvent donner, lieu
à des résultats surprenants au cours de leur développement.

Résultat des élevages de combinaisons

Comme c’est le cas dans toute entreprise, ce sont les résultats effectivement
obtenus qui déterminent, en tout dernier, le succès de l’élevage.  Je ne
pourrai forcément citer que quelques exemples, mais ils montreront, de façon claire, les
possibilités qu’on peut obtenir au moyen de croisements et d’élevages de
combinaisons appropriés.  Les résultats concrets sont toujours plus convaincants que
beaucoup de mots.  Nous disposons en l’abeille française d’une
variété qui, d’après nos constatations, se prête fort bien à
l’élevage de croisements et de combinaisons.  Son élan vital et sa
capacité de production sont extraordinaires, mais elle est, en même temps, très
agressive et très portée à l’essaimage.  De plus, elle est sensible
à la maladie.  L’ancienne abeille anglaise était proche parente de la
française, et, tant qu’elle se trouvait dans notre rucher, celui-ci n’était
jamais exempt de maladies du couvain de toutes sortes, ce qui est aussi le cas, très souvent,
partout où l’on rencontre l’abeille française ou un membre du groupe de races de
l’Europe de l’Ouest.  Par contre, lors de nos essais, elle s’est
révélée très résistante à la nosémose, mais très
sensible à l’acariose.  Le croisement de reines françaises avec des mâles
Buckfast est tout à fait décevant, pour le F1, sur le plan
économique.  Par contre, nous obtenons des résultats d’élevage
exceptionnels avec les F2 et les générations suivantes.  La
médiocrité des F1 était due exclusivement à une tendance
extrême à l’essaimage, en partie causée par
l’hérédité.  Le croisement réciproque, c.-à-d. une
reine Buckfast croisée avec des mâles français donne, par contre, immédiatement
une F1 très productive.

Voyons, maintenant, les résultats surprenants que nous avons obtenus lors des
générations suivantes.  De nouvelles combinaisons de qualités apparurent, dont
il n’y avait nulle trace dans aucune des deux races d’origine, à savoir une belle
couleur or profond, la douceur, un comportement calme tel que nous ne l’avions jamais vu
auparavant.  Et, de plus, une lenteur à essaimer et une capacité de rendement
dépassant nos espoirs les plus téméraires.  De plus, cette nouvelle combinaison
ne montrait aucune tendance à essaimer ni à construire des rayons irréguliers, ce que
nous apprécions beaucoup.  Cette combinaison nouvelle répondait à presque toutes
nos exigences économiques.  Pourtant, il s’avéra, par la suite, que cette
nouvelle combinaison, par ailleurs idéale, était très sensible à
l’acariose, ce qui était déjà visible en F1.  A demi par
prudence, nous n’avions pas compté uniquement sur cette combinaison de couleur claire, et
avions recruté en même temps une combinaison brun noir provenant du même
croisement.  Celle-ci se montra entièrement satisfaisante, et nous avons pu
l’intégrer dans notre souche, en 1940, sept ans après son apparition.  Notre
souche avait été obtenue vingt ans auparavant à partir d’un croisement entre
l’ancienne abeille anglaise et la ligustica brun cuir.

L’apiculture moderne exige, avant tout, une abeille très lente à essaimer et douce.  Une race telle que la carnica, dont nous avons déjà essayé plus de soixante origines diverses, provenant de toutes les zones de son aire d’expansion, n’a pas d’avenir sur le plan économique, à mon avis.  Cette abeille est, certes, productive et très douce, mais elle essaime de façon débridée.  Grâce à l’élevage de croisements et de combinaisons, nous avons pu produire une abeille répondant largement aux nécessités actuelles.  Là où l’on récoltait jadis 5 à10 kg par ruche, on récolte aujourd’hui 50 kg, et cela, dans les mêmes conditions.  Cependant, toutes les potentialités que les méthodes évoquées peuvent mettre à notre disposition ne sont manifestement pas encore épuisées.  Je considère les rendements de pointe comme autant de défis pour intensifier encore nos efforts d’élevage.

Dans cet exposé, j’ai maintes fois mentionné l’abeille Buckfast ainsi que nos propres expériences, et je le regrette beaucoup.  Cependant, cela ne pouvait être évité, car je ne connais personne qui dispose, en ce domaine, de résultats et d’expériences analogues, s’étendant sur soixante-cinq années.

R É S U M É

Comme nous l’avons vu, c’est la synthèse des qualités économiques se trouvant chez les différentes races géographiques, qui représente, pour l’élevage des abeilles, la seule possibilité d’un progrès réel, accompli sur une base large.  L’élevage de lignées pures est sans aucun doute la méthode indispensable pour intensifier certaines qualités d’une race.  Mais, il ne permet pas de développer une qualité qui n’aurait pas été déjà présente chez l’abeille, sous une forme ou une autre.  Par contre, l’élevage de croisements et de combinaisons, bien mené, peut nous fournir de nouvelles liaisons de qualités et faire éclater les limites de l’élevage de lignées pures.  Ce dernier constitue toujours la base et la condition préliminaire pour un élevage de combinaisons réussi.  Après celui-ci, il faut, à nouveau, en revenir à l’élevage de lignées pures, afin de stabiliser et de maintenir les liaisons de qualités dans une forme liée à l’hérédité.  De plus, chaque nouvelle combinaison doit mener, pas à pas, à d’autres combinaisons encore plus rentables économiquement, et, donc à une amélioration progressive et positive de l’abeille, conformément aux exigences de l’apiculteur moderne.

Je suppose qu’une partie de mes auditeurs a eu l’impression que mes explications avaient une portée plus théorique que pratique.  Toutefois, tout apiculteur bien informé doit savoir de quoi il retourne dans l’élevage des abeilles, malgré le fait qu’il n’ait à utiliser ces connaissances que dans une mesure limitée.  Il doit également savoir que l’abeille occupe une place à part dans l’élevage et que nous avons à nous occuper de problèmes qui ne se posent pas dans l’élevage des animaux et des plantes.

Conférence présentée
à Paris
le 31 Janvier 1981
Frère Adam Kehrle, O.S.B.,
Abbaye St. Mary, Buckfast,
Sud Devon, Angleterre

 
Adaptation française
Raymond Zimmer
Horbourg (France)